Je suis reconnaissante à Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon IN, de programmer chaque été des artistes méditerranéens
Ayant grandi en Provence jusqu’en 1989 dans une ville bourgeoise et raciste, fille de militant, j’ai été sensibilisée directement pendant 15 ans aux débats politiques sur l’intégration des algériens et des pied-noirs en France. Mais à l’école publique, ce débat n’avait pas lieu tout simplement parce que la culture arabe et l’Histoire du Maghreb et du Moyen-Orient était totalement absente de l’enseignement. J’ai pris conscience de cette page blanche dans nos manuels quand mes enfants ont eu un cours au collège sur Mahomet et le Coran, moi jamais. Nous pensons connaître tous les arguments du débat national sur l’intégration et l’identité, exposés dans les médias depuis les années 80, depuis l’affaire du voile, mais que connaissons-nous des cultures méditerranéennes ?
Chaque été, à Avignon, je suis toujours impatiente de découvrir de nouveaux artistes dont je sens l’histoire et la culture si proches et si lointaines à la fois de la France. En 2016, je découvrais Ali Chahrour sur la scène du Cloître des Célestins le jour de l’inhumation des victimes des attentats de Nice. Il nous a proposé de faire comme au Liban, son pays, d’applaudir pendant une minute au lieu de faire silence. J’en ai pleuré, ce fut un moment d’une intensité rare dont nous sommes ressortis vivants. Aujourd’hui, après avoir vu la troisième pièce d’Ali Chahrour May he rise… présentée au Festival d’Avignon, je comprends à quel point les rituels de deuil dans la culture chiite sont nécessaires pour les vivants.
Ali Chahrour propose une trilogie sur les rituels de deuil dans la culture chiite
Fatmeh, Leïla se meurt (Leila’s death) et aujourd’hui Puisse-t-il se relever et humer le parfum (May he rise and smille the fragrance)
Dans Fatmeh, sa tante qui avait connu de nombreux deuils, pleureuse professionnelle, était sur scène avec Ali Chahrour, qui cherchait à acquérir avec elle ce rituel détenu par les femmes. Dans la nouvelle pièce, May he rise…, il assume avec les deux musiciens de l’ensemble Two or the dragon la position d’un homme, auquel les larmes et les émotions sont interdites. La pièce commence quand les trois hommes nous font face et nous regardent fixement l’oeil sec alors que les lamentations commencent, chantées et exprimées par une actrice formidable Hala Omran. Je ne veux pas révéler ici les scènes qui suivent. La pièce dure une heure, les scènes sont peu nombreuses, nous sommes là pour écouter et ressentir. Cette troisième pièce est beaucoup plus travaillé, me semble-t-il, du point de vue théâtral. Ali Chahrour le dit « Il y’avait une urgence à être sur scène pour remettre en question toutes ces problématiques du contexte politique, religieux et social dans lequel nous vivons, et en tirer une matière plastique qui irait au delà de la seule émotion ».
Hara Olman, actrice d’abord, chanteuse ici, par ses poses suggère des présences féminines différentes : pleureuse, rockeuse, femme libre, déesse, mère, soeur…c’est simple mais efficace.
Ali Chahrour rend vie aux morts sans sépulture
Pendant la pièce, je me suis rappelée de la conférence de presse avec Ali Chahrour en 2016. Il nous a parlé des réfugiés syriens au Liban, 1,5 millions, soit 20% de la population libanaise, 90% de ces réfugiés vivent dans un état de pauvreté extrême et leur état de santé est misérable (la guerre, le malheur, le déplacement, l’exil, la pauvreté se cumulent). Les survivants enterrent leurs morts dans la terre la nuit, là où ils peuvent, car ils n’ont pas les moyens de payer une sépulture dans un cimetière. Après avoir vu May he rise and smell the fragrance, j’ai imaginé qu’Ali Chahrour le danseur libanais, Hala Omran, l’actrice syrienne et chanteuse, Ali Hout et Abed Kobeissy, les deux musiciens libanais, faisaient le nécessaire pour « rendre vie » aux milliers de morts enterrés à la hâte dans la nuit sans rituel ni sépulture.
Ali Chahrour est un artiste engagé avec son corps
Ali Chahrour, né en 1989, vit au Liban, issu d’une famille d’avocats, de notaires, découvre la danse lors d’un atelier de pratique à l’Université. Au Liban, il n’y aurait pas de formations à proprement dite pour les danseurs. Les juristes ont une maîtrise totale de la langue et de ses lacunes. Pourtant Ali Chahrour découvre que la danse peut exprimer l’indicible. Dans la même conférence de presse, il rit de ce que le Liban n’apporte rien aux danseurs si ce n’est la censure. Ali Chahrour est un artiste engagé avec son corps. Et je me souviens d’un autre artiste, israélien, Arkadi Zaides, que j’avais également découvert au Festival d’Avignon, qui était également un artiste engagé avec son corps.
Seul le Tarmac à Paris avait programmé les deux premières pièces d’Ali Chahrour. Aujourd’hui, ce théâtre ne reçoit plus les subventions du Ministère de la Culture et se cherche un avenir. Où sera programmé May he rise d’Ali Chahrour ?
Catherine Zavodska, Avignon le 17 juillet 2018
Présentation d’Ali Chahrour par le Festival d’Avignon (bio, photos, video, spectacles en 2016 et 2018)
La tournée Ali Chahrour dans notre agenda
Ecouter les conférences de presse du Festival d’Avignon : Ali Chahrour en 2016 et 2018
Photos © Christophe Raynaud de Lage pour le Festival d’Avignon
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