Chorégraphes en confinement – comment travailler ?

Alice-Ripoll-CIA REC 2020 © Renato Mangolin_lavagem

Que font les chorégraphes en confinement ?

En ces temps de confinement, nous nous demandons qui a encore un travail ? Si oui, quel type de travail ? Alors un artiste, pensez-vous ! Vous aimez le spectacle vivant comme moi et vous avez envie de savoir comment travaillent les chorégraphes ? L’interdiction des rassemblements s’annonce exceptionnellement longue, certains parlent de reprise en 2021. Comment créer en confinement sans le contact, « la touche » avec les danseurs ? Chacun vit la même situation différemment. Nous leurs avons demandé de témoigner. Jan Martens a répondu par vidéo, Alain Platel, Wim Vandekeybus par email, Kaori Ito, François Chaignaud, Amala Dianor, Ambra Senatore, Alice RipollNawal Lagraa et Abou Lagraa ont préféré le téléphone.

La gestion de la compagnie chorégraphique

Prendre des mesures financières, des décisions exceptionnelles, a été la première urgence à traiter. Et cela a pris beaucoup de temps et d’énergie aux chorégraphes et aux salariés des compagnies. La gestion du planning des représentations pendant les 18 mois à venir est une activité cruciale. Le cheval de bataille était le report pour préserver la pérennité financière de la compagnie. Cependant la majorité des représentations ont été simplement annulées. certains théâtres paient les compagnies, d’autres pas, les situations sont très différentes d’un cas à l’autre. La ventilation des budgets est remise à plat, les priorités revues. Une des particularités du secteur chorégraphique est de faire travailler des danseurs résidant dans des pays différents. Certains chorégraphes vont jusqu’à se préoccuper du régime de protection de chaque pays de ses interprètes pour une répartition plus équitable des rémunérations. Kaori Ito m’a confié que sa compagnie a bien passé au moins 3 semaines à temps plus que plein pour étudier et comprendre les mesures, chercher des solutions, accomplir les formalités…Au Brésil, Alice Ripoll, a étalé son budget de coproduction de 2 mois sur 6 mois pour répéter avec les danseurs, qui mécaniquement seront 3 fois moins payés. La France et la Belgique bénéficient heureusement du régime de l’intermittence et des mesures de chômage partiel, mais pour combien de temps ?

La solidarité est exceptionnelle dans ce milieu professionnel. Certains ont renoncé pour le moment à leur propre rémunération pour donner plus de budget au paiement des danseurs fragilisés. Le Ministère de la Culture a préconisé, pas obligé, à préserver la chaîne des paiements. Les compagnies se préoccupent de pouvoir payer tout le monde en prenant en compte le statut juridique et la précarité de chacun. Les mesures de chômage partiel prises par l’État protègent les salariés. La prolongation du régime de l’intermittence n’assure une protection qu’à très court terme et partielle (les activités de création et d’éducation ne sont pas couvertes par ce régime), c’est pourquoi la profession est vent debout.

L’incertitude continue de régner sur la date de réouverture des théâtres et des levées d’interdiction des rassemblements mais à quelles conditions ? restriction des jauges, spectacles en plein air, solos, spectacles de rue…on peut toujours travailler sur des hypothèses pour essayer de s’adapter aux possibilités. Mais personne aujourd’hui, 5 mai 2020, ne sait si la rentrée culturelle aura bien lieu. Comment imaginer le travail de création et de répétition en amont des représentations ?

La gestion de la compagnie passe par l’entretien de la relation avec les bailleurs publics, qui accordent les subventions, les théâtres et les festivals qui programment les représentations et les mécènes privés quand la compagnie en a. Nawal Lagraa constate avec tristesse que « C’est compliqué d’annoncer aux artistes l’annulation ou le report des résidences » (à La Chapelle d’Annonay) malgré les liens que les chorégraphes cherchent à maintenir au mieux avec leur cercle.

La protection du secteur chorégraphique

 Ambra Senatore, directrice du Centre chorégraphique national de Nantes, avec ses homologues consacrent 2 à 3 heures par jour à défendre la profession auprès de la Délégation à la Danse et du Ministère de la Culture. Leur mission est de comprendre la situation et ses conséquences pour tous les professionnels du secteur chorégraphique en appelant tout leur réseau de chorégraphes et danseurs, conseiller et protéger. Les CCN et les CDN sont comme une courroie de transmission entre le terrain, le local, et les instances gouvernementales.

Lire la Lettre ouverte de l’Association des CCN, en date du 10 avril 2020

 Le maintien du lien avec le danseur et les autres professionnels

Maintenir le contact, c’est une réponse à l’urgence de la situation, c’est aussi préserver la chaleur des relations humaines, c’est simplement nécessaire même si chacun vit la frustration de la perte de contact physique, propre à la création chorégraphique au plateau. Comment et quand pouvoir retravailler avec les danseurs dans le même espace ? Devront-ils porter des masques et rester à 1,50m les uns des autres ? Comment est-ce possible de créer sans se toucher ?

Abou Lagraa conseille par téléphone les jeunes compagnies sur l’administration, les finances, les dossiers plus que d’ordinaire. Alice Ripoll a organisé des rencontres en ligne 3 fois par semaine avec ses danseurs pour continuer de s’entraîner et parler. L’équipe d’Ambra Senatore organise également une « co-présence zoom » pour l’entraînement régulier du danseur, c’est aussi un lieu d’échanges et de réflexions.

La réorganisation des activités

Le CCN de Nantes dirigé par Ambra Senatore a vu annuler toutes les activités socio-éducatives programmées, Ambra craint que les résultats des dix dernières années de travail s’envolent.

Les Lagraa dirigent la nouvelle résidence chorégraphique, La Chapelle, à Annonay en Ardèche depuis 2 ans après en avoir été les initiateurs, en partenariat avec Chaillot et Les Théâtres de la ville du Luxembourg. Dans la mesure du possible, ils ont reporté les premières résidences d’artistes qui se sont annulées depuis le début du confinement. Qu’en sera-t-il des résidences prévues en août 2020 pour les répétitions des spectacles programmés à la Biennale de la danse de Lyon en septembre ? Nul ne le sait à ce jour. En revanche, le programme d’accompagnement des jeunes chorégraphes, Premiers Pas, dont la première session avait démarré début 2020, se poursuit contre vents et marées, une partie des programmes est assurée en ligne, une autre partie est reportée. Nawal Lagraa est plongée dans un travail intense d’écriture sur le programme. Ce temps de confinement est l’occasion pour les deux chorégraphes d’enrichir et améliorer ce programme en vue de la promotion suivante. Les temps de répétition en public organisés deux fois par semaine devant les écoles et les associations d’Annonay et de sa région leurs manquent.

Pour Amala Dianor, qui venait de recruter une nouvelle administratrice pour sa compagnie, les premiers temps du confinement ont été consacrés à la réflexion, à la remise à plat, pour redonner un élan à la compagnie, repenser sa stratégie et renouveler le répertoire. Mais il est temps pour lui de passer à l’action et là, c’est le confinement, l’enfermement entre 4 murs seul, sans les interprètes pour avancer. Dur !

Comment créer pendant le confinement ?

Tous se sont sentis consternés quand ils ont été sollicités par des media ou des théâtres-partenaires pour créer un moment de danse en confinement. La tristesse, le manque d’énergie, l’absence de public, le manque de sens etc.  sapaient toute motivation à répondre à ce type de demande. J’ai même entendu de la colère de la part de certains, « nous ne sommes pas des troubadours ! ». Ils ont répondu aux sollicitations en tâchant de faire au mieux et avec sincérité.

François Chaignaud qui a vu son voyage au Japon annulé travaille chaque jour, notamment en vue de la création à la Biennale de la Danse de Lyon et programmée à l’automne en Ile-de-France par la Maison de la musique de Nanterre. Il dialogue avec son partenaire et chorégraphe Akaji Maro par Skype, ils échangent des vidéos. Il répète avec le dramaturge Baudouin Veule.

Jan Martens en pleine création en vue notamment du Festival d’Avignon 2020, annulé, a maintenu un lien chaleureux avec les 17 danseurs disséminés à travers le monde, notamment en travaillant avec eux la bande musicale du spectacle composée de Protest Songs.

Abou Lagraa poursuit son travail de mise en scène et de chorégraphie (26 danseurs) de l’opéra Orphée et Eurydice, heureusement reporté par le Théâtre national de Sarrebruck en Allemagne. Il écoute beaucoup de musique, découvre en profondeur l’oeuvre de Glück.

Wim Vandekeybus reste très occupé entre l’édition d’une vidéo, la réflexion et l’étude et le jardinage avec son jeune fils. Avec ses danseurs, ils font le nécessaire pour être prêts à la réouverture des théâtres à interpréter les pièces existantes et la nouvelle création (programmée par La Philharmonie de Paris).

Est-il possible de rêver à l’Après dans ce contexte hautement anxiogène ?

Quant à Alain Platel, il y’a un mois m’écrivait que « le théâtre, la danse…sont très loin ! » tant la priorité pour lui était de trouver de nouvelles formes de solidarité.

Sous le cerisier en fleurs du jardin, Kaori Ito partage ses rêves pour l’Après. Tous se projettent dans un futur plus ou moins proche, la couleur de leurs sentiments est arc-en-ciel. Découvrez dans notre prochain article leur Monde d’Après.

La mission de DanseAujourdhui et de l’association Les Mécènes de la Danse est de créer des liens directs entre spectateurs et chorégraphes à travers des rencontres-artistes, l’organisation d’un Prix des spectateurs, suivi d’une collecte de fonds en faveur du lauréat.

Les visio-rencontres organisées par Les Mécènes de la Danse :

Samedi 9 mai, 17h-18h : AMALA DIANOR

Samedi 25 avril, 17h-18h : JAN MARTENS (la rencontre a déjà eu lieu online, je vous confirme, c’est assez formidable de pouvoir ainsi échanger avec le chorégraphe sur son travail, ses recherches et sa future création)

Les rencontres avec Alice Ripoll et Alexandre Vantournhout sont en cours de programmation.

Les membres de l’association et les curieux seront de fait invités à y participer, le code de connexion vous sera envoyé par email le jeudi 7 mai.

En savoir + sur le Prix des spectateurs 2020

Catherine Zavodska

5 mai 2020

Lire aussi notre article sur les premiers ressentis des chorégraphes en confinement

photo à la Une Cie REC Lavagem © Renato Mangolin (pièce en cours de création avant la crise Covid19 sur le thème de la propreté, du nettoyage au regard des ambivalences politiques dans la sémantique migratoire)

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