J’ai découvert Jan Fabre d’abord en lisant plusieurs de ses ouvrages (« L’Histoire des larmes », « Je suis une erreur », « L’empereur de la perte ») puis en assistant ensuite au spectacle Mount Olympus, une performance de 24 heures à la Villette. Ce « multi-artiste » flamand (chorégraphe, metteur en scène, performeur, auteur, plasticien…) représente pour moi un des artistes les plus brillants et admirables de la scène contemporaine. Participer à un masterclass Jan Fabre dans sa compagnie Troubleyn, était une grande opportunité à saisir. En tant que comédienne et metteuse en scène, j’avais envie d’en savoir plus sur ce Laboratoire, percer le mystère de cet artiste sacré et prolifique, et surtout apprendre, apprendre de sa recherche et de son art.
Le masterclass de Jan Fabre a eu lieu du 22 octobre au 2 novembre au Troubleyn/Laboratorium à Anvers, Belgique. Les intervenants du stage étaient Kasper Vandenberghe, Marina Kaptijn, Gustav Koenigs, Ivana Jozic, Cedric Charron, Annabelle Chambon et Jan Fabre.
La structure du masterclass est simple : les journées de travail sont divisées en 2. La première partie est quasiment identique tous les jours. Il s’agit d’exercices de training créés par Jan Fabre, visant le réveil du corps, l’acuité de la conscience, le développement de la physicalité, l’éveil de l’imagination et la prise de l’espace. La deuxième partie proposait des exercices différents selon quel performer prenait en charge l’enseignement. Nous traversions des exercices d’improvisation et également une somme d’exercices tirés de performances passées de Jan Fabre.
Le processus de transformation en animal
Une grande quantité d’exercices sont développés autour de la transformation en un animal. Ces transformations s’opèrent dans un ordre très précis (du chat au tigre, du tigre au lézard, du lézard à l’insecte. Puis plus tard un prédateur de la jungle). L’apport des animaux, de leur physicallité, leur instinct, leurs besoins primaires sont une grande source d’inspiration pour les performers. Le but n’est pas de jouer à être chat, le but est d’être un chat. Pour cela, on apprend à développer dans notre corps l’anatomie du chat, ses réactions, son rythme, ses envies, sa spontanéité, ses besoins. Cela ne se fait pas seulement en imitant ce qu’on connait du chat, le processus de transformation doit se faire à partir du corps. Encore une fois il s’agit d’un dialogue entre la tête et le corps. Il ne faut pas se limiter aux idées intellectuelles, il faut sentir les impulsions physiques, mettre notre imagination, notre fantaisie à l’intérieur du corps. Sinon le résultat sera limité et ennuyeux, on ne verra que des humains qui essaient d’être des chats ! Ces exercices poussent également le performeur à faire des choix clairs et précis. Si un tigre attaque un autre tigre, le tigre réagit en vrai, pour sa survie, c’est une question de vie ou de mort. Si le chat a faim, il cherchera de quoi manger, et se concentrera uniquement sur cette tâche. Ainsi, le performeur apprend à se détacher de tout maniérisme, d’actions psychologiques… Il se concentre sur la réalité des sensations. Dans ces exercices, on apprenait à ouvrir tous nos sens, à toucher l’autre, à le sentir, le lécher, à ouvrir les yeux pour repérer une proie, à entendre le moindre son… Ces exercices sont riches d’apprentissage pour développer une écoute sensible et fine de soi et de son environnement et pour sortir de la vision humaine, égocentrée et anthropocentrée.
Trouver de nouveaux outils dans le principe de répétition des exercices
Le principe de répétition des mêmes exercices quotidiennement permet de chercher de jour en jour de nouveaux chemins, de nouveaux états dans un même exercice. D’être plus précis. C’est comme si en cuisine, on prépare un plat, par exemple un gâteau au chocolat. Il y a 1001 manière de faire le gâteau au chocolat. Mais ça nécessite quand même des ingrédients de base : la farine, des œufs, du sucre, du beurre, du chocolat… Ces ingrédients représenteraient les outils du performeur (la respiration, la fluidité, la souplesse, l’équilibre, le tonus, la force…). Une fois qu’on a réunis ces ingrédients, on est libre d’ajouter d’autres ingrédients, de changer l’ordre, de modifier les proportions… Avec les exercices quotidiens que nous propose Jan Fabre, ça revient à prendre conscience de nos outils de travail, en découvrir de nouveaux, se laisser surprendre, se challenger, ne pas tomber dans le confort de ce qui marche et rester conscient de comment ça agit sur le corps, ne pas être dans l’aléatoire. La différence avec la cuisine, c’est que le corps est vivant, et il y a des jours où il sera plus tendu, plus fatigué, plus nerveux que d’autres, en répétant les mêmes exercices, on améliore également l’écoute de son corps et l’état dans lequel il est à l’instant présent. La manière dont le corps va se mettre en action sera donc intimement dépendante de cet état, qu’il ne faut pas ignorer. Le training quotidien commence donc toujours par une série d’exercices de respiration qui permettent la détente et l’ouverture du corps et également cette conscience de son corps à l’instant.
Aller au-delà de nos limites physiques et mentales
Une grande partie du travail de Jan Fabre pousse à dépasser ses propres limites en cassant ses croyances mentales et physiques.Ces exercices sont un moyen d’enrichir ses outils techniques et ses capacités physiques, d’apprendre à écouter notre corps dans les difficultés. Comment réagit-il dans des situations extrêmes ? Comment dépasse-t-on la fatigue, l’épuisement, la douleur ? Ces exercices nous apprennent à ne pas s’arrêter quand on a l’impression que ça n’est plus possible, qu’on est à bout. Comment trouver d’autres stratégies que l’arrêt ou l’abandon ? Comment trouver le calme et le repos à l’intérieur d’un exercice ? Ces états font partie intégrante de la performance. Ils nous enseignent à ne pas faire semblant, à ne pas mentir avec l’état actuel des choses, la réalité traversée. On apprend à dépasser les difficultés en allant puiser à l’intérieur de nous, tantôt dans la force du mental, tantôt dans des ressources physiques inconnues jusqu’ici. On apprend alors que notre corps et notre esprit sont bien plus performants et plus endurants que ce qu’on croyait. Traverser des exercices intenses et difficiles c’est traverser un processus en plusieurs étapes, plusieurs passages. On apprend à embrasser différents états sans les juger. En laissant le corps s’exprimer librement comme ça vient, on dévoile une vérité pure à celui qui regarde. Dans les exercices, nous étions libres de rire, de crier, de pleurer, de baver, de chanter…L’honnêteté vis-à-vis de ce que qui est vécu devient un outil précieux. Un performeur qui fait semblant d’être fort et vaillant alors qu’à l’intérieur, il est à bout, sera ressenti par le spectateur. C’est en ça que la recherche de Jan Fabre est très différente de la recherche de la plupart des chorégraphes, où les danseurs doivent exécutés quoi qu’il arrive leur chorégraphie. Ils ne montrent pas leur intérieur. Pour Jan Fabre, l’essence et la beauté d’un performeur, c’est son humanité. Le spectateur ne pourra déceler cette humanité derrière la technique et derrière les artifices de la mise en scène seulement si le performeur nous laisse voir et sentir son intérieur. Il ne s’agit absolument pas d’un intérieur psychologique. Il s’agit d’un intérieur physique, physiologique, en perpétuel mouvement, qui évolue à l’intérieur d’exercices performatifs.
Se concentrer sur une unique tâche
Il s’agit d’exercices reposant sur une consigne très simple et neutre (exemple : nettoyer le sol, s’habiller/se déshabiller, voler…).
En se concentrant sur une seule et unique tâche, le corps entier est engagé sur une seule chose. Il n’y a pas de diversion possible. Au début, les actions sont exécutées de manière neutre, sans jeu psychologique puis progressivement le corps va changer d’état, naturellement, sans forcer, sans jeu psychologique. On est en sueur, on en a marre, on a chaud, on est fatigué… Tous ces états sont la source et la matière première du jeu. Pas question donc de passer à côté, non il faut pleinement les vivre. Puis un autre état va survenir… Le personnage de théâtre n’existe plus. On devient simplement des humains sur scène avec nos réactions à nous, chacune différente d’un performeur à un autre. Le spectateur assiste alors à une performance viscérale, réelle, dépouillée de toute théâtralité. Ces exercices constituent à eux seuls des piliers pour le danseur et l’acteur. Ils regroupent tous les outils dont le performeur a besoin (la cible, l’objectif de l’action, la réaction, le rythme, l’intensité, les ruptures…). Pour que ces exercices puissent s’incorporer dans le corps, le performeur a besoin d’être en pleine conscience. Non pas forcément comment mon corps bouge, mais pourquoi mon corps bouge. Pourquoi je change de rythme ? Pourquoi ça me met en colère ?… En étant dans un perpétuel dialogue entre l’action/la réaction, on apprend à notre corps à le laisser se mouvoir avec expressivité, agilité et vérité. L’acte de jouer ne commence donc pas par un état émotionnel, mais plutôt pas une impulsion physique, qui entrainera par conséquent des états émotionnels.
Réservez vos billets pour la prochaine grande pièce de Jan Fabre avec les performeurs de Troubleyn à Paris, Belgian Rules
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