Il était une fois une petite fille qui était née avec beaucoup de robustesse et d’énergie dans les jambes.
A tel point que les membres de sa famille décidèrent, les genoux usés à force de la faire sauter, de l’envoyer faire des pointes quand elle eut 5 ans. Grand bien lui fit. La petite fille fit beaucoup de pointes, usa bien des chaussons et décida à 17 ans d’aller au-delà du pays du Soleil-levant, loin, loin par delà les océans, voir ce qui s’y faisait. Quelques allers-retours entre Tokyo et New-York, quelques écoles de danse et un diplôme de sociologie plus tard, elle se tourne enfin vers l’Europe, décidée à rencontrer quelques maîtres aux noms étranges. A 20 ans, il faut s’affirmer, trouver, voire prendre sa place, surtout en Occident, là où Kaori Ito a posé son baluchon. Il s’agit d’être forte et de prouver son excellence.
Cet obscur objet du désir
« Interprète prodigieuse, » considérée comme « une des plus enthousiasmantes de sa génération », elle n’est pas si mal servie. Son talent, son exotisme et sa vitalité lui attirent les grands noms de la danse contemporaine. Elle plie son corps à leur fantaisie et à toutes sortes de rigueurs chorégraphiques et apprend. « Angelin Preljocaj m’apprend que le corps est une mathématique qui exige l’âme; Philippe Decouflé exalte l’énergie; James Thiérrée m’initie à l’interprétation d’un personnage; Alain Platel m’incite à puiser dans mon animalité».
Kaori Ito est une muse, elle inspire, elle fascine. Quel prodige transforme un petit bout de femme asiatique en femme fatale, en enchanteresse? Certaines personnes sont transfigurées par la scène, l’écran ou la caméra. Kaori fait partie de ces gens-là. La lumière ou l’obscurité les révèle mieux que les autres, ils quittent l’ordinaire dès lors qu’ils foulent cet espace-là, ils sont faits de cette vie-là, et se nourrissent des vies qu’ils vont devoir incarner.
Aurélien Bory lui dédie Plexus, Denis Podalydès, Guy Cassiers et Edouard Baer la font collaborer à leur spectacle, Alain Platel produit Asobi, sa quatrième chorégraphie, elle fait des apparitions au cinéma. Kaori touche à tout, apprend vite, mûrit. Elle analyse aujourd’hui cette période comme une époque où elle poursuivait chez les autres les réponses à ses intérêts. Il faut croire que des intérêts mutuels se rencontraient. Elle roule sa bosse, elle en a assez de « jouer l’Asiatique de service » et décide d’être l’interprète de ses questionnements à travers ses propres chorégraphies mises en scène.
2015 est une année charnière : Kaori Ito crée sa propre compagnie, Himé (princesse en Japonais), reçoit le prix Nouveau talent chorégraphie de la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) et, cerise sur le gâteau, est nommée Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres.
Danse avec les os
C’est Philippe Decouflé qui l’incite à cette réflexion sur les différents types de danse. Certains dansent avec leurs muscles, d’autres avec leur peau. Chez elle, le mouvement vient des os et de leur articulation. Un mouvement issu d’une impulsion invisible, issu de forces intérieures, de cette structure qu‘est le squelette, une danse en lien avec l’espace et la sculpture. Kaori Ito associe la nature de sa danse à l’activité de son père, sculpteur, et à la culture japonaise. En Europe, on se concentre sur ce que l’on voit, donc le corps ; le reste, l’espace, est généralement perçu comme vide. Dans la culture japonaise, il n’en est rien, le corps peut-être vide comme une coquille et l’espace plein. Son père lui dit « Kaori, ce n’est pas l’espace qui doit te faire danser c’est toi qui doit faire danser l’espace » des propos qui rappellent ceux de Saburo Teshigawara « danser c’est jouer avec l’air » . Ses mouvements se projettent dans l’espace, comme si des fils les sous-tendaient et il y a en effet chez Kaori, une manière de se désarticuler, de dissocier ses membres les un des autres qui évoque parfois la marionnette.
Le goût des paradoxes et des extrêmes
De la culture japonaise, Kaori a la violence et la pudeur ; de son tempérament, un goût du risque qui la pousse à s’exposer : une violence non dénuée de jouissance. La scène possède un potentiel libérateur que n’offre pas la vie ordinaire. Avec la trilogie Je danse parce que je me méfie des mots (avec son père – 2015), Embrase-Moi (avec son compagnon – 2017) et Robot, l’amour éternel (en solo – 2018) qui marque les débuts de sa compagnie, Kaori Ito investigue ses relations filiales, amoureuses et ses préoccupations existentielles. S’exposer en public et au public « vomir » l’intime, fouiller en elle-même et dans l’intimité de ses compagnons consentants est pour elle « une manière d’en faire quelque chose d’universel » même si on est tenté d’y voir beaucoup plus de personnel que d’universel. Kaori présente le paradoxe de rassembler franchise, intégrité et en même temps lucidité, distance et complexité. Cela lui permet d’être à la fois espiègle et sérieuse, joueuse et analytique, séductrice et drôle.
L’humain est un animal sensuel
Asobi, jeux d’adultes parle du rapport assez particulier des Japonais à la sexualité, où le voyeurisme, le fétichisme et la violence ne sont pas absents. Embrase-moi met en scène son couple, tente l’expérience du partage de l’intimité amoureuse avec le public. Kaori aura toujours une pirouette, une manière de montrer que tout cela n’est que du jeu, qu’elle n’est pas dupe, que le spectateur est un peu voyeur et elle, un peu exhibitionniste. D’ailleurs, ce qui l’intéresse n’est pas la sexualité mais une forme d’énergie brute, qui saisit aux tripes et qu’elle appelle sensualité animale.
Insecte sensuel, robot émouvant, miroir réfléchissant
« On m’a souvent dit que je dansais comme un insecte sensuel. L’insecte n’est sensuel que lorsqu’il bouge, il n’y a pas d’émotion dans sa structure mais ses mouvement donnent cette impression d’émotion ». Cette constatation donne lieu à un paradoxe des plus fascinants : un mouvement absolument dénué d’émotion susceptible non seulement d’être interprété comme une émotion mais d’en susciter. C’est à Yoshi Oida, qui lui enseigna la danse traditionnelle japonaise que Kaori doit cette découverte. Ainsi, il suffit de pencher un tout petit peu la tête en avant pour exprimer la tristesse ou marcher à très petit pas pour exprimer la douleur. « Cela me fait penser à tout ce que l’on fait dans l’art. Les artistes font rêver les gens, mais en ce qui nous concerne il ne s’agit pas de rêver. Il y a quelque chose de très réaliste dans mon métier. Créer des rêves, ce n’est pas rêver » (entretien réalisé en juin 2016). Il y a quelque chose d’inhumain dans cette capacité à exprimer des émotions sans les éprouver, ainsi arrive-t-on à Robot, l’amour éternel. Le spectateur a beau être déniaisé, cela n’empêche pas d’y croire, tout simplement parce qu’il projette ses propres émotions sur l’acteur. C’est cette relation au public qui passionne aujourd’hui Kaori Ito et qu’elle souhaite investir en multipliant les moments d’échanges avec le public. Elle-même n’éprouve plus le besoin de se projeter, se voit transparente, réceptacle plutôt qu’émetteur. Sa prochaine pièce Chers sera interprétée sans elle, par cinq danseurs et une comédienne.
« Le théâtre est ma maison »
Cela fait presque 20 ans que Kaori Ito est en mouvement. Longtemps, cela lui a laissé un sentiment d’extranéité, l’impression d’être nulle part chez elle, même si elle a toujours su sur quel pied danser. Un endroit cependant, partout a fini par lui devenir familier, c’est le théâtre. Le théâtre comme espace géographique, comme espace social et comme espace de travail. Son terrain de jeu idéal et son gagne-pain, sa famille et sa maison. Au théâtre, les frontières politiques ou nationales n’ont pas cours, c’est l’endroit des rencontres. Au théâtre il faut être présent et Kaori s’intéresse à tous ceux dont l’activité participe de la création, producteurs, techniciens, comédiens, auteurs, metteur en scène … Elle aime observer. Elle parle des rencontres précieuses qui la nourrissent, de la scène qui déshabille les individus, révèle leur tripes et met leur animalité à nu. « Les moments au théâtre sont un concentré de vie, il y a un début, une fin. Une heure est une vie ». Vivre plusieurs vies correspond à son tempérament. La quarantaine à l’horizon, la curiosité affutée, le goût du jeu et des autres, Kaori Ito ou la princesse aux mille et une vies.
©Ildiko Dao pour DanseAujourdhui, 26 novembre 2018
Contact : ildiko@lamuniere.ch
Crédits photo © Laurent Paillier (série Portrait-Posture pour DanseAujourdhui)
Visiter l’agenda de tournée de Kaori Ito sur son site et voir un reportage-vidéo réalisé par Catherine Zavodska
0 Commentaires
Répondre
Vous devez être connecté pour ajouter un commentaire.