L’amour, la mort, les robots
Ildiko Dao (IDL) : « Robot, l’amour éternel » est une nouvelle création sur laquelle tu as travaillé en résidence Flux Laboratory (Carouge, Genève). Peut-on évoquer ce projet ?
Kaori Ito: Cela part d’une constatation et d’un questionnement. Au Japon, les robots travaillent plus en plus dans les maisons de retraite, aux réceptions des hôtels ou pour des personnes qui manquent d’affection et d’amour, certaines personnes vont jusqu’à choisir d’habiter avec des robots comme « lovers ». A travers ce projet, je m’interroge sur la façon d’interpréter un robot en tant qu’être humain et plus particulièrement en tant que danseuse. Comment interpréter un être dénué d’émotions qui copie les émotions?. Il s’agit clairement de l’ordre de la représentation. Comment transmettre l’émotion dans un objet ? Dans le bûto le corps doit être vide et disponible, et pourtant il est très émotionnel. C’est très paradoxal et très juste. De même qu’un psychologue doit se mettre dans un état neutre, pour recevoir les émotions qui lui sont transmises, je pense que l’interprète doit être une coquille vide d’émotions afin d’absorber au plus juste celles-ci, sans les contaminer par ses propres affects. Yoshi Oida, un acteur très japonais (il m’a appris la danse traditionnelle japonaise) et très vieux qui a beaucoup travaillé avec Peter Brook, m’a raconté une anecdote. Il était très Impressionné par un acteur de théâtre traditionnel japonais et il lui a demandé comment il se sentait de l’intérieur quand il jouait. Alors, l’acteur lui a alors répondu qu’il était très difficile de marcher d’abord 7 cm puis 2 cm … Cela signifie que l’acteur ne ressentait ou ne pensait pas du tout en terme émotionnel mais en terme technique et pourtant le résultat était tout à fait impressionnant.
IDL: Ce questionnement vient-il d’un sentiment contradictoire face aux émotions ressenties par le spectateur et l’idée presque choquante qu’elles puissent être suscitées par quelque chose dénuée elle d’émotion?
Kaori Ito: Oui, car cela me fait penser à tout ce que l’on fait dans l’art. Les artistes font rêver les gens, mais en ce qui nous concerne il ne s’agit pas de rêver. Il y a quelque chose de très réaliste dans mon métier. Créer des rêves ce n’est pas rêver, et il y a quelque chose de cet ordre dans mon questionnement. C’est paradoxal, et c’est ce paradoxe qui m’intéresse, la charnière entre ce qui est humain (donc émotionnel) et inhumain. Ce qui paraît très humain peut être paradoxalement très inhumain, et au contraire des choses qui apparaissent inhumaines sont en revanche parfois très humaines. Par exemple, au début du projet j’ai commencé à visionner des documents sur les robots. Je suis tombé sur ces robots considérés comme des ratés parce qu’ils font des erreurs, ils sont maladroits et échouent dans pas leurs tâches… En réalité c’est très humain de faire des erreurs, et pourtant ils sont bons pour le rebut.
IDL: Les paradoxes sont à plus d’un égard : le robot parfait s’inspire de la perfection humaine, or à travers cette humanisation on aboutit forcément à quelque chose d’inhumain…?
Kaori Ito: Ce paradoxe m’intéresse énormément. Cette réflexion poursuit le travail que j’ai fait avec Aurélien Bory pour Plexus. Nous nous sommes inspirés de la notion de marionnette et du texte de Kleist « sur le théâtre de marionnette ». Dans ce texte, un danseur décrit sa fascination pour un spectacle de marionnettes. Il explique notamment que la virtuosité des mouvements des marionnettes et les émotions qu’elles provoquent ainsi pourraient être atteintes uniquement grâce à une mécanique subtile et nullement grâce aux émotions de celui qui les manipule. Alors, je me suis demandée à quoi correspondrait une danse non émotionnelle, et cela m’a conduit au robot. Mais au lieu de danser avec un robot, ce qui est déjà largement fait et en général pas très réussi je veux prendre la place du robot. Au cours de mon dernier voyage j’ai beaucoup eu l’occasion de discuter de la manière d’évoquer l’émotion sur scène. La posture du corps est essentielle pour évoquer les émotions. Quand je pleure je sais quel organe est actif et comment activer techniquement telle ou telle partie du corps. Typiquement, cela n’est pas vraiment humain comme démarche, mais c’est important pour nous danseurs de savoir quelle partie du corps doit être activée pour exprimer telle ou telle émotion. En général je pense que les bons interprètes partent de l’intérieur du corps et que l’émotion ne s’évoque pas avec la tête mais avec le corps. Elles sont dans le corps, elles sont physiques, et je pense beaucoup à cela quand je danse. Avant je mettais beaucoup d’émotions dans ma manière de danser; enfin je pensais qu’il s’agissait d’émotions mais j’ai réalisé que l’on confond souvent émotion et énergie (rires)…. Mais ce n’est pas la même chose. Aujourd’hui j’ai atteint un stade où j’arrive à mettre les choses à distance. J’ai donc commencé à me demander ce qui était inhumain chez moi, dans ma vie, et j’ai découvert que c’était mon planning. Je ne reste pas plus qu’une semaine dans une ville, je multiplie les projets, je voyage tout le temps …
IDL: Veux-tu dire que tu ressens ton mode de vie comme « inhumain » sur le plan émotionnel ?
Kaori Ito: Oui, tu dois laisser ce que tu as fait, toujours avancer, ne pas revenir en arrière sinon tu deviens sentimental, mélancolique. Alors ce planning m’est apparu comme matière à réflexion. Cette manière de fonctionner est ce qui me rapproche de la machine. J’ai fait la liste des pays que j’ai traversé en six mois et entamé un journal de bord en zoomant à l’intérieur du planning : une semaine, une journée, une jour, une heure… Analyser ce planning a permis de mettre les choses à distance, à plat. On voit alors des choses auxquelles on ne pense pas, des routines qui sont ma banalité à moi comme les questions que je dois poser systématiquement aux hôtels: » à quelle heure finit le petit déjeuner, quel est le code wifi etc… » je me rends compte que mon agenda est rempli de choses très factuelles : aller d’un rendez-vous à l’autre, prendre un train, un tram, un avion… Et puis, entre deux événements, finalement je découvre de la place, une zone intime. Comme tout est très intense je note tout et je vois que j’ai le temps de penser, et je pense beaucoup à la mort… C’est automatique. Je dis au revoir et je pense à la mort.
Pendant ma résidence à Flux j’ai fait un livre avec des photos, et tout ce que j’ai écrit pour l’instant dans mon journal, rendez-vous, notes, textes, réflexions philosophiques puis je l’ai fait lire par l’application SIRI. Et alors, ce qui devrait être une interprétation neutre devient alors étrange et très émotionnel (émouvant ?). De plus, SIRI prononce de manière particulière certains mots, un peu comme la voix de la SNCF, ou elle fait des fautes de prononciation. J’ai introduit ces fautes dans mon livre et les fait relire par SIRI, et cela crée comme une boucle entre l’inhumain et l’humain. Il y a des phrases comme « j’ai peur de mourir », qui dite par un robot crée une sensation étrange. Sur le plan chorégraphique, et comme danseuse, je travaille avec les os, les articulations. Chez moi, le moteur du mouvement vient de l’intérieur. Certains danseurs travaillent avec leur peau ou leurs muscles et cela se voit, moi je travaille avec mes os. J’aime que l’origine du mouvement reste cachée, invisible, que quelque chose d’invisible fasse bouger mon corps, je vais à la recherche de cette qualité-là. J’ai parlé avec un mathématicien qui travaille avec des numéros, moi je travaille avec mes os parce que c’est à la fois abstrait et concret. Ils composent l’architecture du corps et j’essaie de suivre le conseil de mon père de travailler à maitriser l’espace et non le subir, être soumis à celui-ci. Pour cette pièce, entre la voix de SIRI très présente, lisant sur scène mes textes de manière décalée et mes mouvements relevant de l’automate je cherche à exprimer la charnière entre humanité et inhumanité.
IDL: Tu sembles aimer te situer entre deux mondes, le réel et le virtuel dont tu dissous les frontières en passant de l’un et l’autre. Ce projet est-il une interrogation sur la place de l’humain à l’époque contemporaine ?
Kaori Ito: Sans doute, d’une certaine façon. Pour « Robot… » J’ai également enregistré plein de gens à qui je demandais ce qu’ils voudraient faire au moment précis où je les interrogeais; et ils me répondaient tous des choses comme : courir dans la nature, faire l’amour sur la terrasse, manger, plonger dans le fleuve, dormir… J’ai trouvé cela surprenant et amusant. Dormir, manger, faire l’amour… c’est cela la nature humaine. Où que j’aille, Brésil, France, Japon, la culture est différente, les manières sont différentes mais au fond nos besoins sont pareils, il reste toujours la même chose. Par exemple la notion de solitude est un sentiment très partagé, ce qui est paradoxal pour la solitude, tous chez gens qui peuvent être ensemble et se sentent seuls. Et bien, entre deux rendez-vous, je pense très souvent à ce sentiment, la solitude, la mort… Je travaille sur ces notions.
IDL: L’année prochaine (2017) est une année chargée pour toi et ton père, car vous avez une longue tournée avec « Je danse parce que je me méfie des mots ». Comment vivez-vous la répétition de cette pièce qui plus que des retrouvailles, évoque la rencontre d’une fille et de son père ?
A chaque fois, on se dit au revoir. C’est comme un long au revoir qui prend du temps et nous fait du bien car nous il permet de régler les comptes. Grâce à cette longue tournée, nous passons du temps ensemble. Les rôles sont inversés, il est employé par sa fille et il est moins autonome, ce n’est pas facile. Il est courageux car il affronte mes questions intimes, il danse (77 ans). C’est une expérience forte. Grâce à la scène nous pouvons aller plus loin dans notre intimité ce qui ne serait pas possible dans la vie normale.
IDL: Peux-tu évoquer d’autres projets ?
Ensuite, j’ai projet qui parle d’amour … de toutes les histoires d’amour que j’ai pu avoir et qui me laissent beaucoup de lettres: d’amour et de ruptures … L’idée de parler d’un couple me paraissait à priori terriblement ennuyeux et j’ai toujours eu beaucoup des réticences à parler de cela. De manière générale, la scène me permet de voir comment l’intime ou des choses personnelles sortent et refroidissent (une fois sortie, l’émotion refroidit). Je peux alors m’en distancer, la travailler, et l’humour peut intervenir. J’ai décidé de m’y attaquer sur le mode de la performance, qui me permet d’aller au-delà des blocages. et de mettre cela en scène dans un musée. Il y a beaucoup d’étapes dans l’amour, du premier regard à la rupture et des tas de choses qui paraissent stupides. Pour moi l’amour éternel n’existe pas, c’est quelque chose d’inhumain, finalement cela rejoint « Robot, l’amour éternel ».
Addendum de mars 2017
La création en question s’appelle « Embrase-moi » et a été présentée à Genève les 16-17 février 2017 dans le cadre du festival Antigel et sera présenté le 22 mars 2017 au théâtre l’Octogone à Pully-Lausanne.
Propos recueillis par Ildiko Dao, Rédactrice indépendante
Correspondante de presse d’INFERNO, Genève, juin 2016
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Image à la Une : Kaori Ito – Robot, l’amour éternel © Gabriel Wang
Reportage par DanseAujourdhui et 3foic sur la résidence de création de Kaori Ito en mai 2016
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