Comme il vous plaira ? Tout est dans le titre !
Ce soir, beaucoup de spectateurs quittent la salle sans attendre la fin, et les claquements des dossiers de sièges de ceux qui partent résonnent, comme crépitent fort au tomber de rideau les les applaudissements de ceux qui sont restés.
Rapidement après le début de Golden Hours, je me suis mis à penser, et si je ne savais pas qu’il s’agissait d’Anne Teresa de Keersmaeker : si je voyais ce spectacle sans savoir de qui il est, que vivrais-je en ce moment ?
La réponse est simple : la joie de découvrir une grande comédie shakespearienne dans une grande mise en scène.
Chaque année, Anne Teresa de Keersmaeker me surprend avec bonheur. Cette année encore.
La chorégraphe s’intéresse au langage formel de la danse : avec Golden Hours elle pousse l’exercice. Dans une formidable économie de moyens apparents, mais avec en réalité un langage sophistiqué et un univers riche, apparaît une mise en scène magnifique : pas de décor, des survêtements pour tout costumes, pas de musique ou presque, des extraits du texte de Shakespeare ! Nous sommes loin des mises en scène qui croient tout dire, des propos appuyés-soulignés-bêtifiants, de la musique entraînante facile. Ce soir, nous voyons du théâtre et de la chorégraphie sans concession.
Pour amateur. On peut ne pas supporter, on peut admirer, on peut adorer.
Golden Hours, Anne Teresa de Keersmaker, photo Anne Van Aerschot
La pièce démarre par la troupe de danseurs qui marchent à pas très lents vers l’avant scène puis vers le fonds, alors qu’une chanson de Brian Eno passe 4 fois : ‘Golden Hours’. Tels une bande d’ado qui se retrouvent. Ce démarrage de la pièce avec une chanson dont l’intérêt m’échappe (peut être certaines paroles évoquent l’incertitude, les heures dorées de la jeunesse ?) est-il une façon d’indiquer qu’il s’agit de théâtre et que le spectateur va assister à une pièce ? Comme Shakespeare lui même aime insérer une pièce dans la pièce ? – j’avoue avoir besoin d’y réfléchir pour comprendre cette introduction et ce choix musical.
As you like it est la comédie la plus donnée de Shakespeare : cette pièce parle de jeunesse, de légèreté, d’amour et de folie des hommes. Et ici la jeunesse des danseurs éclate. Et si au début je regrette de ne pas voir la chorégraphe danser elle-même, très vite j’aime ces danseurs en tenues sportives, qui n’ont pas la perfection d’Anne Teresa de Keersmaeker. Moins précis peut être, ces danseurs sont plein d’allant, avec la gestuelle de la chorégraphe qui va si bien à la jeunesse et à Shakespeare : le geste part très vite, puis s’arrête. Ainsi les lancers de bras, les courses.
Regards. En danse et aujourd’hui particulièrement, les regards échangés sont aussi très importants. Ce qui est à voir est regardé. Les sentiments, les tensions, les liens sont dans les regards.
Un guitariste est sur scène parmi les danseurs. Tel un troubadour, il intervient quelques fois au long du spectacle, et son intervention est bienvenue car sinon aucune musique ne trouble la danse.
Aucune musique, et peu de mots de Shakespeare.
Car cette mise en scène choisit d’afficher en fonds de scène quelques vers de la pièce, mais avec parcimonie. Pourtant As you like it est célèbre pour plusieurs répliques « all the world’s a stage », « a fool, i met a fool in the forest! », ou encore « too much of a good thing », devenu une expression dans la langue quotidienne.
Mots inutiles : la danse dit tout.
Ce soir, nous quittons la cour royale et les conventions. Nous sommes dans une forêt, lieu des possibles hors du monde et du temps, un monde qui est un théâtre, où la durée du temps n’est pas celle des horloges mais celle des sentiments.
Parti pris de se passer du verbe Shakespearien ? Pari gagné ! Shakespeare est si grand que ses vers sont inutiles, et la pièce est belle avec juste quelques phrases évocatrices qui donnent la trame du récit. Comme un grand acteur fait sentir la profondeur d’un personnage avec une phrase et un ton, ici Anne Teresa de Keersmaeker par la danse donne à voir toute la pièce : le passage du temps, l’amour, la folie, la perte, et la possibilité de la mort.
Le geste dit tout.
J’aurais beaucoup à dire encore car j’ai croisé ce soir dans une forêt d’Arden un berger, des déguisements, des hommes qui jouent des femmes, une certaine incertitude, des auto-citations de la chorégraphe, un épilogue dit par Rosalinde qui revendique sa condition féminine, et bien des sujets qui m’ont échappés. Je me tais, publie ce post et vais relire le Shakespeare !
Anne Teresa de Keersmaker, Golden Hours, photo Anne Van Aerschot
La danse d’Anne Teresa de Keersmaeker est universelle comme le verbe du poète.
F*, juin 2015
Golden Hours (as you like it)
chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker
inspiré par Another Green World, Brian Eno (1975)
scénographie Ann Veronica Janssens
créé avec & dansé par Aron Blom, Linda Blomqvist, Tale Dolven, Carlos Garbin, Tarek Halaby, Mikko Hyvönen, Veli Lehtovaara, Sandra Ortega Bejarano, Elizaveta Penkova, Georgia Vardarou, Sue-Yeon Youn
0 Commentaires
Répondre
Vous devez être connecté pour ajouter un commentaire.