« Mon fils est doué, vous devriez le voir »
Ohad Naharin chorégraphe est l’homme qui collectionne les superlatifs et sa maman avait de l’intuition : » Gourou de la danse contemporaine … » et pas seulement israélienne, « artiste courtisé et acclamé internationalement », « chef de file d’une génération de chorégraphes comme Hofesh Shechter, Sharon Eyal ou Yuval Pick », héros du plus grand succès documentaire israélien, Mister Gaga de son compatriote Tomer Heymann.
Ohad Naharin est né en 1952. Il grandit dans le kibboutz de Mizra jusqu’à l’âge de 5 ans. Quitter cette vie communautaire lui est aussi douloureux de que« perdre un frère siamois » et en garde le souvenir d’un paradis perdu. Réalité ou légende, il raconte qu’il avait un frère jumeau fragile, introverti voire autiste et que sa grand-mère avait trouvé dans la danse le moyen de l’ouvrir au monde « Quand ma grand-mère dansait, mon frère s’animait« . Au décès de cette dernière, Ohad aurait pris le relais, soucieux de maintenir le lien. Images d’archives, films familiaux : on le voit enfant dansant avec des foulards ; jeune homme folâtrant dans l’herbe, enfin jeune soldat, cantonné à un rôle de divertisseur pour des raisons de santé. Il danse, chorégraphie pour des soldats et soldates comme lui. Envoyé au front pour la distraction des combattants durant la guerre du Kippour, il est choqué tant par ce qu’il voit que par l’absurdité de ce qu’on lui demande. Après son service militaire, sa mère l’envoie à la Batsheva Dance Company, et c’est là, à 22 ans qu’il commence une formation de danseur.
L’animal indocile
Beau gosse mais danseur novice, Ohad Naharin est avide d’expériences. Le débutant impressionne ses professeurs (es) par une présence physique remarquable. Il dégage une densité, voire une intensité charnelle à laquelle peu reste insensible, et exprime une proximité entre danse et plaisir assez étrangère aux pratiques de l’époque. Martha Graham est alors la chorégraphe et conseillère artistique de la Batsheva. Séduite par le jeune danseur, elle l’emmène à New-York (1975). Là, il cumule les cours (New York School of American Ballet, Julliard School), se présente partout et est partout reçu, même s’il doit s’y prendre à deux fois. Après Graham, c’est Maurice Béjart qui est sous le charme. Ohad Naharin suivra Béjart et le Ballet du XXème siècle à Bruxelles pour une brève période, mais il ne trouve décidément pas chausson à son pied.
Ces années lui apprennent néanmoins une chose : son corps ne peut se plier à des mouvements qui ne lui conviennent pas. Ohad Naharin imite les danseurs mais ce n’est pas ce qu’il cherche. En 1979, de retour à New York, il crée ses premières chorégraphies au Kazuo Hibashi Studio et rencontre Mari Kajiwara, danseuse étoile et assistante de Alvin Ailey. Coup de foudre, ils sont passionnés l’un de l’autre et de danse. Ils se marient rapidement et Ohad enlève Mari à Alvin lorsqu’elle devient son assistante et interprète. En 1990, Naharin se voit proposer le poste de directeur artistique de la Batsheva Dance Company et le couple quitte New-York pour Tel Aviv. En 2001, Mari Kajuwara décède d’un cancer. Depuis, Naharin s’est remarié, est devenu père et est toujours basé à Tel Aviv. Il quitte le poste de directeur de la Batsheva Dance Company en septembre 2018, tout en restant le chorégraphe de la maison.
Le gourou autoritaire et bon enfant
On visionne le film Mister Gaga de son compatriote Tomer Heymann , des vidéos, des entretiens. Ohad Naharin, 66 ans cette année ressemble à un baroudeur philosophe. L’homme a un magnétisme animal. Il bouge avec une nonchalance presque narquoise (qui pourrait aussi bien être la conséquence de son ancienne blessure au dos). Il a le sourire séducteur : parfois désarmant, parfois inquiétant. Il émane de lui une assurance, un charisme qui fait très vite saisir ce qui amène des foules à tressauter, se contorsionner, trembler et rire en coeur dans ces Gaga People Parties.
Les ateliers Gaga People s’adressant au commun des mortels ont les mêmes bases que ce qui est demandé aux danseurs. « Écouter son corps, se connecter à ses sensations « … Le développement personnel et la pleine conscience ne sont pas loin, mais pratiqués d’une manière légère et ludique qui pourrait bien détrôner yoga, pilates et ateliers de mindfullness, bien moins festifs. « Piece of cake » (jeu d’enfant) suggère-t-il de crier comme une formule magique qui encourage à lâcher prise. Naharin, lui-même, au coeur de ses bains de foule semble s’en donner à coeur joie. Voilà pour une des facettes d’Ohad Naharin.
L’artiste engagé
Une autre facette toute aussi impressionnante est celle d’Ohad Naharin directeur de la Batsheva, drapé dans une cape très « rock star », se rendant à la convocation du premier ministre juste avant la commémoration des 50 ans d’Israël en 1998. Il sait qu’on lui demande de modifier les costumes de son spectacle. Ne pouvant se résoudre à céder à la censure religieuse il décide de démissionner. Par loyauté, ses danseurs refusent de se produire le soir du gala devant les chefs d’Etats invités. C’est un camouflet pour le gouvernement et Ohad devient le héros de la résistance culturelle dans son pays. Régulièrement le chorégraphe évoque sa tristesse et sa colère contre ce qu’il appelle « le machisme, le racisme et la violence » ayant cours dans un pays auquel il est tant attaché. Last Work (2015) : sa course sans fin, ses personnages ligotés, ses armes-objets masturbatoires, l’effroi, la violence et le désir de paix enfin, évoqué par un drapeau affichent et incarnent sur scène les valeurs esthétiques, spirituelles et morales du chorégraphe.
Le patriarche d’une famille composée
Avec ses danseurs, et le chorégraphe utilise bien cet article possessif, la relation est intense et presque paternelle. Ceux-ci, venant du monde entier passent 2 à 3 ans au minimum dans la compagnie à se former et à former une grande famille. Naharin les aime, il les rudoie autant qu’il les soigne, les encourage, les exhorte à repousser quotidiennement leurs limites. Il cherche à faire ressortir la personnalité de chacun et « déverrouiller les trésors qui sont en eux ». Critique, bienveillant, caressant ou cassant il prend tous les tons pour s’adresser à eux. Aujourd’hui adouci il n’en est pas moins exigeant. Il ne veut pas que l’on joue dans ses pièces… Faire semblant n’est pas admis. « Faire peu et sentir beaucoup« ou encore « Le plus c’est le moins« . Voilà ses mots d’ordre. Être Plus dans le Moins, c’est en faire moins mais avec intentionnalité. Le Plus est intériorisé. Le chorégraphe affirme qu’il aimerait que les danseurs soient dans sa tête. Lorsqu’on le voit clamer à ses danseurs avant qu’ils n’entrent sur scène que sa vie dépend d’eux, il leur donne aussi toute la mesure de sa confiance et de leur importance.
« La danse est en moi depuis que j’ai pris conscience d’être en vie »
Ohad Naharin ne s’est jamais projeté ou rêvé danseur ou chorégraphe, la danse a simplement toujours été là. Il a toujours dansé : pour sa famille, pour ses camarades, à l’école, à l’armée. Danser est un instinct, danser est dans sa nature. « Tirer du plaisir de cette activité physique fait partie intégrante de ma manière d’être au monde ». Danser et composer : des activités qui lui sont aussi naturelles et vitales que boire, manger ou respirer. Il a juste dû trouver son chemin à travers des expériences décevantes, parfois éprouvantes mais sans doute indispensables à forger son propre langage. Il considère d’ailleurs que l’apprentissage tardif de la danse lui a donné la chance d’avoir développé une conscience différente de son corps, plus connectée à son animalité, au plaisir et à l’émotion.
Gaga
Ohad Naharin, chorégraphe : « Composer avec mes limites a été l’expérience la plus enrichissante dans l’étude de mon corps« . Il n’était pas sûr de pouvoir danser à nouveau après une blessure qui l’a laissé pratiquement paralysé. Et ce handicap contribuera définitivement à créer le Gaga. Comme danseur, il a rudoyé son corps, et c’est au pied du mur qu’il découvre « la nécessité d’écouter son corps avant de lui dire ce qu’il faut faire. » Prendre soin de son corps et de celui de ses danseurs. La danse exige de l’effort et celui-ci doit toujours être connecté au plaisir, car le plaisir est un garde-fou aux blessures. De même, il ne doit pas y avoir de jour sans émotion ni plaisir, c’est une règle d’hygiène de vie. Ohad Naharin est persuadé du pouvoir de guérison de la danse. Elle l’a sauvé après la mort de Mari et il veut en partager les bienfaits et explorer ses effets sur tous : bien portants, malades ou handicapés.
Être Gaga, c’est savoir se connecter à ses propre sensations, accepter sa fantaisie, son animalité. D’où des règles comme pas de miroir, pas d’attente et pas de jugement. Le Gaga est un langage corporel, une boîte à outils, un vocabulaire et une pratique d’improvisation. La Gaga Dance est une méthode d’exploration constamment en évolution. Naharin l’utilise avec ses danseurs et des danseurs du monde entier se forment à cette pratique. Pour mieux communiquer son travail et ce qu’il recherche, le chorégraphe a inventé des mots nouveaux : lena, biba, luna, oba… Le Gaga vise à arriver à un mouvement instinctif, efficient, puissant même dans la délicatesse. Naharin dit qu’il s’agit d’un état d’esprit qui a pour conséquence l’amélioration de toute chose, qu’il s’agisse de se brosser les dents, de planter un clou ou de danser : bref, Le Gaga est forcément bon pour ce que l’on a.
Naharin croit à l’universalité de la compréhension du mouvement. A travers la pratique physique du Gaga ce sont des valeurs universelles communes qui sont visées, ce que le chorégraphe exprime simplement en affirmant « je pense que si tout le monde dansait le monde serait meilleur« .
©ildiko dao pour DanseAujourdhui, le 18 septembre 2018
Contact : ildiko@lamuniere.ch
Crédits photo © Gadi Dagon
Visiter le site officiel de la Batsheva Dance Company et des extraits-vidéo :
Toutes les citations sont d’Ohad Naharin, extraites de ses entretiens sauf mention dans le texte.
Ohad Naharin Decadance, recommandation DanseAujourdhui
une journée avec Ohad Naharin à Chaillot
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