Avec Vader (père) première partie d’une trilogie sur la famille, Peeping Tom (alias Franck Chartier et Gabriela Carrizo) explore à nouveau l’intime. Bijou à la fois triste et explosif, en tous cas toujours déroutant.
Tout comme le personnage du Vader, vieillard perdu dans sa maison de retraite et sa maladie d’Alzheimer, le spectateur ne sait jamais bien où il se trouve, ni à quel registre il a à faire dans cette dernière pièce de Peeping Tom. Balloté sur une bande musicale surannée, du rire à l’émerveillement, de la tristesse à l’absurde.
Et c’est bien tout ce qui fait le charme de cet univers qui emprunte autant à la danse qu’au théâtre, que de nous laisser bouche bée. Flottant au dessus d’un petit monde coloré.
Sur scène : la salle commune d’une maison de retraite, qui pourrait tout aussi bien être le restaurant d’un Budapest Hotel perdu dans un Pékin de la fin des années 50. Le temps semble s’être arrêté sur la moquette rouge vif et les chignons choucroutés. D’ailleurs la musique préférée du père en chaise roulante (sublime Leo!) n’est autre que « Feelings » (énième version du « Pour toi » de 1956). Elle est interprétée d’une voix chevrotante sur un piano désaccordé et l’on ne sait plus bien si on doit en rire ou en pleurer.
Depuis ses débuts, la compagnie Peeping Tom explore l’intime, sous toutes ses facettes
Leur premier spectacle avait introduit un camping-car au milieu des spectateurs qui devaient donc se faire voyeurs (peeping tom en anglais) pour voir évoluer, par les fenêtres, les comédiens et les danseurs. Cinq artistes présentés avec facétie comme « les cinq enfants cachés de David Bowie ». Les méandres de la paternité étaient déjà bien là….
Finis cette fois les petits espaces. L’immense hauteur sous plafond du décor donne aux personnages l’allure de petits pantins. Mais Franck Chartier, qui signe, seul pour une fois, la mise en scène, n’en a pas complètement fini avec le confinement. Les pensionnaires, dont la majorité est interprétée par des amateurs, ne peuvent s’échapper de la salle/scène. Seuls le personnel soignant et les femmes de ménage ont le droit d’entrée et de sortie.
Ici les visiteurs ont aussi hâte de fuir, la mort, les vieux et leurs sentiments. Et quand ils sont submergés, à court de paroles, ce sont les corps qui s’expriment. Comme privés de colonne vertébrale, les danseurs s’animent alors dans des contorsions sublimes, le lieu devient féérique et les objets s’animent. Les balais, trop nombreux, usés d’avoir épousseté en vain la moquette, se font caressants ; les sacs reprennent la main.
On se dit aussi beaucoup de choses entre père et fils, entre ce fils qui devient père. On déballe son sac, on propre comme au figuré. Franck Chartier, lui-même fils et père, dit qu’il veut aller « chercher les tabous dans la famille. L’héritage est un combat constant. On se bat avec ça ». « Vader » est le premier opus d’une trilogie qui se promet d’explorer toute la fratrie. Dans quelques années, Peeping Tom espère d’ailleurs pouvoir rassembler toute la famille et jouer « sur la même semaine, le père, la mère et l’enfant ».
Dans cette compagnie, le réel et la création sont étroitement liés, peut être parce que Franck Chartier et Gabriela Carrizo, les fondateurs, sont un couple au théâtre comme à la ville. Lorsqu’il parle de ses danseurs Franck Chartier aime d’ailleurs parler des hommes et des femmes qui grandissent avec lui. Sur scène, les prénoms du père, Leo, du fils, Simon, sont ceux de la vraie vie. Et cela n’a rien d’anodin. « Créer c’est tellement personnel, c’est beaucoup plus intéressant d’être réel sur scène » explique-t-il .
Devant « Vader » de Peeping Tom, on n’est pas forcément à l’aise face au spectacle de notre propre déchéance annoncée et de nos lâchetés présentes et futures.
Mais jamais on ne s’appesantit sur un réel qui pourrait devenir trop lourd. Le spectacle continue, « the show must go on », diraient les deux animateurs endiablés de cette salle de retraite peu commune. Que l’émotion devienne trop forte et ils parlent en chinois. Et qu’importe si, comme les pensionnaires, on ne les comprend pas ; on sent bien qu’il y a là une tentative désespérée, une animation brutale qui nous fait rire.
« Pour toi » la chanson écrite par Loulou Gasté pour Dario Moreno revient sur scène en anglais. « Feelings » toujours. Version tremblante du crooner que le père a toujours rêvé d’être. Petit monde perdu dans un autre, trop grand, qui est le nôtre.
Pour préparer ce spectacle, Franck Chartier a échangé, six heures par semaine avec un groupe de personnes âgées sur le thème des regrets. De ces dialogues, dit-il, il ne reste presque rien sur scène. Ou presque tout. Comme un substrat, une ligne vague de regrets qui donne décidément sa couleur nostalgique à ce poignant « Vader ».
Frédérique Lebel
Journaliste à Radio France Internationale et passionnée de danse.
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Image à la une © Herman Sorgeloos
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