Pina Bausch Nelken – les apparences sont trompeuses

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Pina Bausch a créé Nelken avec le Tanztheater en 1982, j’avais 11 ans.

Je viens de découvrir cette pièce, en 2015 au Théâtre du Châtelet, Paris, après en avoir beaucoup entendu parlé. Très vite, j’ai repensé aux événements de mon enfance, contemporains de la création : l’arrivée de la Gauche au pouvoir en Europe, porteuse d’espoirs de changements sociétaux, le mouvement de Solidarnosc en Pologne avec les répercussions sociales dans les pays de l’Est, qui conduiront inéluctablement aux révolutions de 1989 et le souvenir très personnel chaque été de franchir la frontière Ouest-Est entre Vienne et Bratislava pour retrouver la famille de ma mère. Est-ce que Pina Bausch parle de cela dans sa pièce Nelken ? Ou est-ce seulement mes propres souvenirs qui ressurgissent ? C’est peut-être cela le style bauschien : des petites histoires qui parlent à chacun.

La beauté foulée au pied

Le parterre de fleurs est la première chose que le spectateur voit avant même d’avoir rejoint son fauteuil. La scène est éclairée, le rideau levé. Tous, moi la première, s’extasient sur la beauté d’un champ d’oeillets rose tendre, si romantique. Mais c’est vrai que cette fleur pue, nous répète une danseuse. Un sentiment de paix nous envahit, chacun attend un spectacle de toute beauté. Mais est-ce vraiment ce que nous avons vécu ? Je ne crois pas. Ce décor est aussi factice que le plastique des fleurs. Pina Bausch va nous manipuler entre scènes de violence et scènes d’amour. La beauté nous perd et nous sommes comme ces lapins qui bondissent insouciants dans le champ jusqu’à ce que l’arrivée d’un homme, figure de l’autorité, du retour à l’Ordre, du fascisme, sous la garde de soldats et leur berger allemand (chien policier). Nous déguerpissons affolés en tous sens. La panique nous saisit. Même scène que celle du jeu 1,2, 3, Soleil, où celui qui compte hurle des ordres aux enfants pour que les règles soient respectées avec le plus grand sérieux. Le jeu en est-il vraiment un ? Les enfants protestent, se récoltent bien mollement et ne rêvent que de retourner la situation pour être à la place du Dictateur. Les fleurs seront piétinées sous la panique.

Question d’identité

Les danseurs du Tanztheater entreront en scène en prenant soin de ne pas écraser les fleurs. Comment vont-ils pouvoir danser dans ce décor ? Ce sont des danseurs, n’est-ce-pas ? Oui, ils l’ont décidé mais ils ne danseront pas pour autant. Est-ce que le fait de porter une robe fait d’un homme une femme ? Est-ce que le fait de bondir à quatre pattes comme un lapin fait de vous un lapin ?  Pina Bausch porte l’art du théâtre à son comble.

Demande récurrente de l’Homme, qui incarne l’Ordre, « votre passeport ! ». Et le danseur ou la danseuse tend à chaque fois un passeport rouge, rouge sang, couleur du drapeau communiste, sauf un exemplaire mystérieusement bleu (couleur Europe ?). La tension est palpable, les gestes lents et rien ne se passe, si ce n’est l’obéissance docile du danseur. Qui sont ces hommes et femmes sur scène, des danseurs ?

J’ai été très intriguée par les costumes portés par les hommes et le sens des scènes où ils sont travestis en petites filles. Chez Pina Bausch, les danseurs portent leur éternel costume, masculin, noir sur chemise blanche. Une caricature du costume d’homme. Dans Nelken, les danseurs portent des robes de petites filles (robes courtes, satinées, cf. chaise du milieu sur la photo à la une) quand les danseuses continuent de porter leur robe longue de soirée. Ils interprètent plus de la moitié de la pièce dans cette tenue, maladroitement enfilée, qui dénude leur corps d’homme, habituellement dissimulé. Je m’interroge encore sur le pourquoi de cette transgression chez Pina Bausch, très éloignée de la scène du travesti dans Palermo Palermo.

Pina Bausch NelkenPeut-on faire un parallèle, et lequel, avec cette scène où un danseur, Lutz Förster à l’origine, mime les paroles dites par une femme, celles de la chanson The Man I love de la chanteuse Sophie Tucker ? Pina Bausch parlait-elle ainsi de l’amour entre hommes ? Ou suis-je passée à côté du sujet ? J’ai parfois l’intuition que Pina Bausch voulait nous parler de sujets importants, voire tabous à la création, avec beaucoup de pudeur. Comme le champ d’oeillet, nous sommes sous le charme d’une chanson, d’une gestuelle magnifiquement simple et fluide et le public admet ce qui était à l’époque inacceptable socialement : un homme en aime un autre.

Je me souviens aussi des deux scènes où une femme est juchée sur les épaules d’un homme, dont on ne voit que les jambes et les chaussures d’homme sous la robe longue. Ce sont des figures transgenre en quelque sorte. Et la danseuse qui porte l’accordéon ? Elle est bien torse nu, poitrine invisible derrière l’instrument, en slip d’homme ?

Rarement j’ai eu autant d’interrogations sur les intentions de Pina Bausch après une pièce.  J’ai une chance incroyable, dans le cadre de ma contribution à la nouvelle gazette I/O lancée au festival d’Avignon cet été, je vais pouvoir bientôt interroger Lutz Förster, directeur artistique du Tanztheater et interprète original dans Nelken (The Man I love et premier danseur du serpentin des saison cf. archives INA).

Vous avez vu Nelken en 1983 dans la Cour d’Honneur du palais des Papes à Avignon, en 2015 à Paris, autres dates, dans d’autres lieux, vos impressions, vos interprétations, m’intéressent, partagez-les en commentaires !

Catherine Zavodska

RV la saison prochaine pour (re)découvrir le Sacre du Printemps, une pièce magistrale de Pina Bausch. Inscrivez-vous à la newsletter DanseAujourdhui pour être alerté à temps et avoir de bonnes places pas chères !

Photos © Ulli Weiss

Voir la fiche spectacle sur le site du Tanztheater Wuppertal, compagnie de Pina Bausch

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