Le Tanztheater fait sa révolution
Le Tanztheater Wuppertal est la compagnie créée par Pina Bausch en 1973. La troupe est plus proche d’un ballet que d’une compagnie de danse contemporaine à plusieurs points de vue : par leur formation danse classique (Helena Pikon est l’exception qui confirme la règle), par le grand nombre des danseurs, une quarantaine, par leur statut de salarié , par leur rattachement à un lieu, Wuppertal et son Opernhaus, par les tournées internationales, par la popularité de certains danseurs similaire à celle des étoiles, enfin par le fait que la troupe se consacre à la transmission du répertoire de Pina. A la différence des grands ballets que nous connaissons, le répertoire était jusqu’à présent limité à l’œuvre de Pina Bausch. Le génie, la créativité prolixe de cette chorégraphe l’a portée très vite aux nues de son vivant. Elle a pu ainsi présenter chaque saison une création, parfois plus, pendant presque 40 ans !
C’est une révolution que l’invitation de trois artistes extérieurs à créer de nouvelles pièces pour les danseurs du Tanztheater Wuppertal. Le programme enchaînant trois pièces a été intitulé « Neue Stücke » en clin d’œil certainement à « Ein Stück von Pina Bausch » (1980). Lutz Förster, Directeur du Tanztheater m’expliquait que Stück peut désigner en allemand à la fois une « pièce » au sens d’une œuvre ou bien une « partie » du corps, de l’âme d’une personne. Et c’est bien de cela dont il s’agit lors de cette soirée, que va hanter le fantôme de Pina Bausch : c’est à la fois un pas vers le futur avec une main tendue au passé.
Les trois pièces n’ont en commun, à mon avis, que la référence à l’œuvre de Pina Bausch. Mais l’ordre dans lequel elles ont été présentées en septembre 2015 fait sens. C’est pourquoi ma présentation reprend ici l’ordre chronologique de la soirée des Neue Stücke. Je ne cacherai pas que ma préférence va sans hésiter à la seconde, chorégraphiée par le duo François Chaignaud et Cécilia Bengolea. Mais les deux autres valent que je m’y arrête.
La fin de l’illusion théâtrale
Somewhat still when seen from above de Theo Clinkard
Rien d’original mais cette première pièce déconstruit les trucs spectaculaires de Pina, qui en faisaient sa marque de fabrique. Ici, pas de décors grandioses : le plateau est offert intégralement à la vue du spectateur jusqu’en fond de scène, pas de lever de rideau, pas de coulisses où reprendre son souffle après une farandole, où changer de costumes, pas de costumes d’ailleurs (juste une tenue confortable pour le travail en studio), pas de maquillage, pas de mise en lumière. Les techniciens traînent sur la scène avec leurs échelles. Exit les robes longues et fleuries, exit les costumes noirs, les sourires séducteurs et les clins d’œil au public. Les danseurs sont révélés au naturel, certains sous la lumière blafarde paraîtraient presque dépressifs. Bas les masques !
L’accueil du public est moyen. Rien d’étonnant, rien de cela ne ressemble à l’art de Pina, c’est simplement l’opposé. Cela peut être troublant de découvrir que nos danseurs favoris travaillent en studio, ont l’âge de leurs rides, que les femmes ne sont pas toujours séduisantes, même les danseuses du Tanztheater. Voilà pour la première pièce : en guise d’introduction, le mythe s’efface pour laisser place à la réalité. Mais est-ce cela que nous cherchons ?
J’avoue ne pas connaître le travail de ce chorégraphe. Malgré ce travail de déconstruction, aride, créant de la déception par rapport à nos attentes habituelles, j’ai été touchée par la magie qui s’opère au cours de la pièce qui fait naître la cohésion de la troupe. Au départ, chacun est dans son coin, solitaire, individualiste. Puis le mouvement de l’un entraîne le mouvement de l’autre. L’image qui m’est venue est celui d’une galaxie où les planètes et les étoiles, de nature et de composition différentes, s’attirent, se repoussent, se transforment sous l’effet des autres. De ce point de vue, c’est là une belle image du Tanztheater comme troupe, un cosmos, où des individus suivent une trajectoire propre qui est impactée à certains moments par le mouvement et la vitesse des autres.
We are the products of our times
The Lighters-Dancehall Polyphony de François Chaignaud et Cécilia Bengoléa
Mon niveau d’attente était très élevé. J’ai découvert Chaignaud&Bengoléa la saison passée : « Twerk » à la Maison de la musique de Nanterre, « Dub Love » au Centre Pompidou, « ДУМИ МОЇ – DUMY MOYI » à la Fondation Royaumont début septembre. J’avoue ne pas savoir à quoi m’attendre : que pouvait bien imaginer ce duo de chorégraphes en étant l’invité du Tanztheater ?? Je devine que les danseurs non plus et j’aurais adoré être dans leurs conversations lorsqu’ils ont découvert les chorégraphes invités. J’étais très impatiente et je me suis payée l’aller-retour à Wuppertal en pleine période de rentrée, je ne voulais pas manquer ça.
Après avoir vu The Lighters-Dancehall Polyphony , j’ai trouvé que le choix était judicieux, une évidence même. Bravo au sélectionneur ! Et j’espère que l’expérience pour le Tanztheater a été concluante et que Chaignaud&Bengoléa seraient de nouveau invités. Si quelqu’un a un scoop, qu’il m’appelle en direct (Catherine au +33 6 22 41 68 78).
Trente ans d’écart séparent ce duo et Pina Bausch. Qu’est-ce qui les rapproche ? :
- l’importance de la musique et du chant mélodique et mélodieux. Nous avons tous en souvenir une chanson populaire écoutée tout ouïe dans les spectacles de Pina. Chaignaud va jusqu’à faire chanter les danseurs, comme il le fait lui-même dans son solo Dumy Moyi. Et c’est merveilleux. Chaignaud aime aussi le mélange des genres et des siècles. Il faut entendre les danseurs du Tanztheater chanter des mélopées grégoriennes pour le croire. Le chant polyphonique est une belle image de la cohésion du Tanztheater.
- La virtuosité du geste. Chaignaud et les danseurs du Tanztheater sont des danseurs classiques de formation. On ne se refait pas, la chorégraphie et la performance sportive répondent à un travail d’une grande exigence physique. Chaignaud & Bengoléa transmettent leur connaissance des danses urbaines et leurs heures passées dans les clubs autour du monde. Cela donne une incroyable énergie et une chorégraphie vivante, inspirée des danses populaires d’aujourd’hui.
- Le jeu et l’humour. Il y’a dans la chorégraphie Chaignaud&Bengolea un humour jubilatoire et léger, qui décomplexe et qui libère les tensions sexuelles. Les danses urbaines, sous la forme des battles par exemple, peuvent être prises aussi comme une démonstration dans laquelle chacun montre sa dernière trouvaille, sa dernière virtuosité. Comme dans le krump, chacun est à la fois en concurrence et en relation avec l’autre. Contrairement à l’image d’un danseur isolé dans sa bulle, les danses urbaines sont un jeu social où la provocation se fait avec humour, où l’agressivité ou la sensualité démonstrative sont une invitation, un appel à réagir et où la scène fait exister l’individu.
- Le cadre de la sociabilité contemporaine était le café ou la salle de bal pour Pina, la boîte de nuit, le club, la rue pour Chaignaud&Bengolea 30 ans après. Dans les deux cas, il est le lieu des observations des rapports sociaux et source d’inspiration.
- Le mélange des genres : je crois que Pina Bausch, malgré l’usage de costumes très sexués, interrogeait souvent la question de l’identité et de la sexualité. Andrey en travesti dans Palermo Palermo, Nelken avec ses danseurs en robe, Nazareth à la voix grave et la personnalité emplie de testostérone…Chaignaud&Bengolea sont peut-être moins subtils mais le mélange des genres traverse aussi leurs pièces. Le costume est encore le moyen le plus sûr d’interroger la question des sexes.
Casting à la première : Andrey Berezin, Ditta Miranda Jasjfi, Scott Jennings, Nayoung Kim, Blanca Noguerol Ramírez, Breanna O´Mara, Azusa Seyama, Julian Stierle, Tsai-Wei Tien, Paul White, Tsai-Chin Yu
Le théâtre de Tim Etschells
In terms of time
Il n’est plus question de danse. Les danseurs sont acteurs. La scénographie, le jeu théâtral, la mise en avant de la personnalité de chacun sont en la forme proche du théâtre de Pina. Mais sur le fond, j’ai trouvé la pièce ennuyeuse malgré des scènes soignées. Je n’en ai pas compris le sujet. Je me suis sentie très extérieure à ce qui se passait ou pas sur scène. J’avais envie de voir mes danseurs préférés danser et j’ai été déçue dans mes attentes.
Que fera le Tanztheater de cette expérience de collaboration avec des artistes extérieurs ? Ira-t-il plus loin ? Est-ce que les Neue Stücke seront programmées à travers le monde ? Le site du Tanztheater n’en parle pas (encore), non plus le site de Chaignaud&Bengoléa.
Catherine Zavodska
Texte écrit en septembre, publié bien tardivement en janvier 2016. Depuis, j’ai eu l’immense plaisir de découvrir la création de François Chaignaud et Cécilia Bengoléa pour le CCN de Lorraine au Théâtre national de Chaillot en janvier 2016. La beauté à couper le souffle de certaines scènes ou chorégraphies est un autre point commun avec les pièces de Pina.
Image à la Une : Breanna O’Mara, jeune danseuse (entrée au Tanztheater depuis 2014), dans The Lighters de F. Chaignaud et C. Bengoléa © Bo Lahola
Présentation des Neue Stücke sur le site du Tanztheater
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