Preljocaj « Retour à Berratham » : une violence indicible

Angelin-Preljocaj-Retour à Berratham©Christophe Raynaud de Lage

Angelin Preljocaj « Retour à Berratham », un mythe aux résonances bibliques

Le mythe nous est conté par un chœur antique formé des comédiens et du corps de ballet. Trois comédiens récitent le texte, certains danseurs (la nourrice, la jeune femme) prennent la parole également. L’essentiel pour apprécier la chorégraphie est de considérer le corps de ballet comme une partie du choeur, qui traduit en mouvements le récit. Angelin Preljocaj a pris le parti de ne pas raconter l’histoire. Sans la lecture du texte, l’histoire serait incomplète. Sans les danseurs, il n y aurait pas de spectacle. Comme le dit le candide Preljocaj au sujet de « Retour à Berratham » :  « Ce n’est pas un ballet, ce n’est pas du théâtre dansé, c’est une expérience ».

La chorégraphie n’est pas une narration

Angelin-Preljocaj-Retour à Berratham©Christophe Raynaud de Lage

Nuit Conjugale © Christophe Raynaud de Lage

Elle investit des territoires que la littérature n’occupe pas. « La danse exprime l’indicible, elle se glisse dans les interstices des mots » confie Preljocaj. La partition dansée est le contrepoint du récit conté. Définition du contrepoint : « Motif qui se superpose à quelque chose, en ayant une réalité propre » (Petit Robert).

« Retour à Berratham », une tragédie contemporaine

Le texte de Laurent Mauvignier est d’une grande richesse avec la simplicité apparente d’une parabole de la Bible, d’un conte, d’un mythe grec. Il est un peu tout cela à la fois.

Il fait écho à la violence du monde : des attentats, la pauvreté, la guerre, l’exil et nos compromissions pour vivre cachés dans un semblant de paix.

Il conte une histoire, qui transposerait la naissance du Christ à l’époque contemporaine. Le bébé est le seul espoir qui n’est pas tué dans ce texte tragique, la seule fenêtre vers un lendemain meilleur.

Le texte donne aux femmes le rôle de porter l’espoir de l’humanité : la mère de Katja, Katja, la droguée qui sauve le bébé.

Angelin-Preljocaj-Retour à Berratham©Christophe Raynaud de Lage

Angelin-Preljocaj-Retour à Berratham © Christophe Raynaud de Lage

La grande étoile d’Adel Abdessemed, comme tombée du ciel, en partie enfoncée dans le sol, de travers, accentue la dramatisation de la période quand l’espoir est mis à mal. J’imagine les Rois Mages avancer à l’aventure, dans une nuit sans étoile. La première phrase du texte de Laurent Mauvignier plante le décor : « Je ne crois pas qu’il savait vraiment où il était. Il savait juste que dans nos régions la nuit tombe vite ».

Au contraire de la Femme, porteuse d’espoir, l’Homme est le symbole du maintien de l’ancien monde, le gardien des conventions. En premier lieu, ce jeune homme, au centre du récit, dont le chœur suit les pas à la recherche d’un monde perdu, personnalisé par Katja. Le mot du titre « Retour » contient le sens de la tragédie. Le groupe des trois hommes garde un semblant de petite entreprise : le bon artisan, la brute et le patron. Le mari et le père de Katja sont les gardiens d’une tradition séculaire, quand la femme ne détient aucun droit. Comment ne pas voir notre présent ?

Angelin-Preljocaj-Retour à Berratham © Christophe Raynaud de Lage

C’était un beau mariage © Christophe Raynaud de Lage

A la lecture de ce texte et pendant le spectacle, vous trouverez à votre tour de nombreuses références culturelles et des symboles. Dans la scène de mariage, Angelin Preljocaj a imaginé une robe de mariée à forte charge symbolique : jupon en cercles de fer et vestes d’homme. Les grillages sont aussi des lits conjugaux, les sacs poubelles des bébés. Les trois artistes réunis pour cette création ne font pas semblant quand ils parlent de violence. Mais vous pouvez tout aussi bien continuer à « vivre cachés en attendant pire ».

« Retour à Berratham », une écriture en creux de l’exil

Au premier chef, Angelin Preljocaj et Adel Abdessemed, plasticien et scénographe pour l’occasion, connaissent en intimité l’exil et la violence psychologique, voire physique, qui hante cette expérience. Les parents d’Angelin ont quitté l’Albanie communiste juste avant sa naissance, quant à Adel, il a fui étudiant son Algérie natale après l’assassinat par les islamistes du fils du Directeur de l’École des Beaux-Arts d’Alger. Chacun a tracé son sillon dans le champ artistique en toute liberté, ce qu’ils n’auraient pu accomplir dans leur pays d’origine. Ce texte dépasse nos histoires individuelles et familiales et crée une fraternité entre les hommes. Un sujet brûlant d’actualités qui a besoin d’être questionné, pris à bras le corps, durablement par chacun !

Je suis heureuse que le théâtre en France puisse encore être le lieu d’un questionnement politique et social et que cela soit le fait de la rencontre entre trois grands artistes contemporains.

Lecture préalable conseillée de « Retour à Berratham »

C’est texte de théâtre commandé à l’écrivain Laurent Mauvignier (aux éditions de Minuit, 2015, 9.50€) par Angelin Preljocaj pour la création éponyme commune dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes pendant le Festival d’Avignon en juillet 2015. C’est la troisième fois que le chorégraphe revient dans la Cour d’honneur (précédemment pour son « Hommage aux ballets russes » et pour « Personne n’épouse les méduses »). Cette fois-ci, il lui apparu très important de faire le lien entre le texte et la danse dans ce lieu imprégné de la mémoire des grands textes et de chorégraphes de renom : Maurice Béjart, le premier invité par Jean Vilar, Pina Bausch, Trisha Brown, Dominique Bagouët pour lequel il a dansé.

Angelin Preljocaj a déjà allié son travail avec un texte : « L’Anoure » de Pascal Quignard (en 1995), « Le Funambule » de Jean Genet (en 2009), « Ce que j’appelle oubli » de Laurent Mauvignier (en 2012). Le temps de lecture du texte est la durée de la pièce chorégraphique. Trois comédiens lisent le livre. Je vous recommande vivement de lire le texte au préalable, avant de découvrir le spectacle. Tout comme pour une pièce de Shakespeare, lire le texte avant vous fera mieux apprécié la danse et la mise en scène, vous permettra de saisir les subtilités de la chorégraphie, qui n’est pas une transcription littérale.

Je vous encourage d’autant plus à la lecture préalable que les spectacles chorégraphiques, comme la majorité des pièces de Preljocaj, sont programmés pour une seule représentation par ville (excepté Paris) et ne reviendront plus. En outre, vous apprécierez mieux le ballet, qui n’est pas un nouveau « Blanche-Neige » : il ne remplace pas le texte mais vient ajouter de nouvelles voix à celles du chœur antique.

Catherine Zavodska, Festival d’Avignon 2015

Achetez vos places au Théâtre national de Chaillot, Paris, du 29 septembre au 23 octobre 2015

Lire la critique d’Agnès Izrine pour DanserCanalHistorique.fr

Dès septembre 2015, l’agenda web de DanseAujourdhui référence tous les spectacles de danse de France pour la prochaine saison. Inscrivez-vous à notre newsletter pour informer de la mise à jour de l’agenda web et des recommandations de la communauté DanseAujourdhui.

Tournée en France : Aix-en-Provence, Arcachon, Paris, Clermond-Ferrand, Saint-Quentin-en-Yvelines, Rueil-Malmaison, Marseille, Caen

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Avec l’aimable autorisation de Laurent Mauvignier, voici deux extraits de « Retour à Berratham » (éditions de Minuit – 2015-9.50€)

Extrait pages 21-22

« – Elle est vivante, ta fille.

Mère de Katja – Mais d’une vie si morte que ma mort à côté n’est qu’un passe-temps ennuyeux et calme. Lui, il revient pour l’emmener. C’est ça qu’il veut et moi ça me redonne espoir de voir qu’il y en a un qui croit que l’autre c’est ce qui peut arriver de mieux dans sa vie. Je me souviens quand Katja me l’avait montré parmi tous les jeunes, c’était déjà il y’a si longtemps, elle avait dit, maman, regarde, regarde, et depuis elle avait voulu que je lui apprenne à tresser ses cheveux et à poser du fard sur ses joues. Elle était si jeune et lui, il avait cette beauté qui devait le rendre désirable à toutes les jeunes filles d’ici, alors, que ce soit Katja qu’il préfère, ma belle, ma douce Katyushkaya vivante encore et belle dans la guerre comme elle était belle et vivante dans la paix –

– Ce n’était pas la paix.

– Mère de Katja – Ce n’était pas encore la guerre.

– C’était les attentats et les bombes.

– Mère de Katja – Oui mais on pouvait encore –

– Vivre cachés en attendant pire, c’est ce qu’on pouvait. »

 

Extrait pages 35-36

« – L’enfant pleure encore dans la chambre.

– Il la rejoint dans la cuisine. Elle finit de ranger.

– Non, elle fait semblant, elle n’a plus rien à ranger.

– Elle veut juste éviter d’aller dans la chambre avant qu’il s’endorme. Mais il le sait et ce soir il ne l’acceptera pas. il approche d’elle et décide qu’il faudra qu’elle cède.

– Elle s’éloigne.

– Il veut la retenir.

– Tout à l’heure, elle va consentir à ce qu’il la touche. Elle va céder, tout à l’heure seulement elle va accepter, pour avoir la paix, un semblant de paix.

– Et puis il s’abandonnera au sommeil. Alors elle se relèvera, se rhabillera. Elle préparera quelques affaires et prendre le temps de se vêtir chaudement d’un châle, de prendre l’enfant et de bien l’emmailloter, elle se dira qu’il faut laisser derrière soi la violence, la rancoeur, la colère. Il faudra seulement tenter sa chance et celle de l’enfant – car elle aimera son enfant à proportion de la méchanceté dont les hommes sont capables. Elle le tiendra de toutes ses forces et foncera à travers le froid de Berratham, dans la nuit, sans regarder derrière elle. »

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