Stefanie Batten Bland – un regard, une posture – portrait de chorégraphe

Stefanie-Batten-Bland©laurent-paillier

Elle est une chorégraphe engagée et citoyenne. Américaine et pourtant presque Française, et donc aussi un brin paradoxale. Car il n’est pas fréquent de se lancer dans une carrière prometteuse en France pour se faire un nom aux Etats-Unis actuels ! Stefanie dansait chez Pina Bausch, Bill T. Jones, Angelin Preljocaj, Georges Momboye et Pàl Frenàk. Et elle s’est mise à chorégraphier sur un appel du pied, venant d’un certain Jérôme Savary qui lui a spontanément ouvert l’Opéra Comique ! Fort d’un succès impressionnant outre-Atlantique, elle revient aujourd’hui en France, au moins pour quelques représentations au Mona Bismarck American Center et une résidence de création à Saint-Omer (Pas-de-Calais). Un parcours étonnant, et une personnalité forte.

Découvrir Stefanie Batten Bland au Mona Bismarck American Center, Paris/En savoir +

Les barrières ne sont pas son affaire. Stefanie Batten Bland (le plus souvent évoquée par un simple SBB) pratique la danse en saute-frontières : première femme de couleur à recevoir le très prestigieux Jerome Robbins Award, bilingue anglais-français, chorégraphe mais aussi artiste visuelle, elle aime à réunir danseurs et spectateurs dans un même espace. Certaines de ses pièces se déclinent en installations – pour galeries ou musées – où le public est invité à s’approprier les agrès ou accessoires. Car le plus souvent, elle invite les arts plastiques dans ses créations. Et s’il est bien connu que la danse contemporaine intègre le sol comme partenaire, SBB en fait le plus souvent un partenaire interactif et plastique. Dans ses pièces, tout est matériau, des corps à la matière, car Batten Bland crée des univers visuels, tactiles et cinétiques qui englobent tout et expriment une vision engagée de l’homme et du monde.

Des sujets humanistes et solidaires

Si Stefanie Batten Bland pose un regard critique sur nos actes collectifs, c’est qu’elle a développé, en raison de sa couleur de peau, une empathie envers les faibles, les exclus et les victimes. Non qu’elle ait eu une enfance difficile ou qu’elle soit issue d’un milieu culturellement défavorisé. Au contraire. Et pourtant, elle interroge les injustices et évoque les victimes. Mais elle le fait à la manière d’un artiste, sans discours didactique. Elle transpose la réalité vers des sphères de haute poésie. Par exemple, A Place of Sun, créée au Baryshnikov Arts Center de New York en 2012. Cette pièce tire son inspiration de la marée noire dans le Golfe du Mexique (survenue en 2010). Mais le sol est couvert de plumes blanches et le pétrole est évoqué par des cages en forme d’œuf ou de cocon. La danse est lente et grave, à la manière d’un requiem, mais elle mène vers une renaissance. La présence des objets et de la matière est égale à celle des interprètes.

Dans Bienvenue欢迎WelcomeBienvenido, le sol est couvert de cartons dépliés et la danse reflète la violence de la vie des migrants dans des camps de fortune, que Batten Bland a découvert dans la fameuse « jungle » de Calais. Mais déjà en 2010, elle avait créé Terra Firma au Baryshnikov Arts Center, un sextuor qui évoque la solitude, le sacrifice, l’incertitude et la précarité des migrants, du temps de la traite des esclaves jusqu’à nos jours. La scène est ici placée sous une sculpture textile géante évoquant un voilier. Bienvenue est programmée par le Mona Bismarck American Center.

Un rapport particulier à l’espace

C’est en installant ses spectacles dans un espace à même le sol, dans un musée ou une galerie, que Batten Bland trouve l’osmose la plus parfaite avec ses aspirations secrètes. Les spectateurs peuvent alors s’emparer de l’espace et des objets, par exemple des cordes dans Germe, évoquant un organisme biologique vu sous le microscope. Une performance créée en 2012 et totalement modulable, du solo à douze danseurs. C’est Germe qu’elle présente au Mona Bismarck American Center de Paris, et elle prévient : « Le public doit savoir qu’il a le droit de toucher les cordes, c’est une installation. J’adore voir le public découvrir et s’approprier ces objets. »

Découvrir Stefanie Batten Bland au Mona Bismarck American Center, Paris/En savoir +

Ce rapport vivant à l’espace, qui devient un acteur en soi, découle de son enfance. « J’ai grandi dans un loft à New York, ouvert et immense. » Pas de cloisons donc et pas de portes, mais au contraire la possibilité de jouer au basket-ball à l’intérieur de ses quatre murs ! Et il lui semble que dans chacune de ses pièces de danse, elle cherche finalement à recréer ces mêmes sensations d’ouverture et de décloisonnement, où la rencontre des êtres est l’état naturel des choses. Car dans son travail, dit-elle, « il s’agit toujours de regarder comment les humains entrent en communication ou bien choisissent de ne pas communiquer. »

Un parcours étonnant

Petite, Stefanie Batten Bland adorait courir, mais pas danser. Car tout commença  par la danse classique, comme pour beaucoup de jeunes filles. Quand ses parents déménagent de New York à Los Angeles, elle n’est encore que pré-adolescente, mais sous l’impression d’une société  bien plus cloisonnée qu’à New York, elle rejoint les rangs de militants luttant pour l’égalité des droits des Afro-Américains. Sauf que la danse l’a choisie, définitivement. Son parcours d’interprète mène SBB vers les horizons les plus divers. « Je travaillais en même temps pour la compagnie de Pàl Frenàk avec sa danse-théâtre, et pour la compagnie de Georges Momboye, avec sa recherche sur le croisement de la danse d’Afrique de l’Ouest et la danse contemporaine. Au même moment, Jérôme Savary cherchait une interprète pour le rôle de Josephine Baker. J’ai auditionné pour le rôle, et je suis repartie comme chorégraphe du spectacle ! » C’était en 2006. Et par la suite, Savary lui offre le plateau de l’Opéra Comique, le temps d’un soir. Elle a pu y créer et présenter la première pièce chorégraphique de son propre cru. « Et déjà, j’ai commencé à intégrer les objets », se souvient-elle.

L’Europe, grâce à Pina Bausch

Elle est arrivée en Europe suite à sa rencontre avec Pina Bausch en Australie ! Batten Bland se rend donc à Wuppertal pour reprendre un rôle dans Fensterputzer (Le Laveur de vitres), entre autres. « J’ai aussi appris un rôle pour Le Sacre du Printemps, mais je ne l’ai pas dansé sur scène. » Elle ne s’est pourtant pas installée à Wuppertal, mais en France, le pays dont elle maîtrise la langue. En 2008, elle y fonde sa compagnie – autant française qu’américaine par ses membres – et crée plusieurs spectacles. Mais en 2011, elle retourne vivre à New York. Ayant incarné les styles les plus divers, de la postmodern dance au Tanztheater et à la comédie musicale, SBB n’en profite pas seulement pour créer ses propres pièces dans une formidable liberté d’invention, mais elle est en plus en train d’écrire un livre sur le vivre-ensemble de tant de techniques apparemment opposées. « Dans mes pièces, il y a les traces de tous ces gens formidables pour qui j’ai eu le plaisir de danser. »

Stefanie Batten Bland et la fidélité des soutiens privés

Travaillant aux Etats-Unis depuis 2011, SBB a pleinement réussi l’implantation de sa marque, jusqu’à être invitée à créer une pièce pour l’American Ballet Theatre, le fameux ABT de New York. Cette pièce verra le jour en 2020 et questionne la danse classique comme monument historique et culturel. Dans ce paysage culturel si différent du nôtre, elle est sans cesse invitée par des universités à créer de nouvelles pièces. Elle collectionne les soutiens des fondations, du Baryshnikov Arts Center à Jerome Robbins, Alvin Ailey ou encore le Bessie Schonberg Choreographic Fellowship. C’est tout un réseau de soutiens privés qui lui témoignent une belle fidélité. Et elle est sans cesse invitée à chorégraphier, en résidence avec sa propre compagnie, ou bien pour les grandes compagnies de ballet, comme la Joffrey ou la Alvin Ailey.  Mais elle chorégraphie aussi pour la compagnie Frontier Danceland à Singapour ou la Transitions Dance Company, au Royaume-Uni. Mais elle peut aussi compter sur l’accompagnement de la célèbre La Mama, grande institution new-yorkaise fondée par la regrettée Ellen Stuart. A côté de ces activités, SBB s’est trouvé un volet très intéressant, en réglant des chorégraphies pour Guerlain, Louis Vuitton, Van Cleef & Arpels et même une fois pour un dîner de gala du Président de la République française !

Une famille artistique

Ni pendant son enfance ni au cours de son adolescence, et encore moins en tant que danseuse, Stefanie Batten Bland avait à souffrir de sa couleur de peau ou de ses origines sociales. Sa mère, « Américaine de culture créole », travaillait comme rédactrice en chef pour la Cousteau Society (Équipe Cousteau) à New York. « Et dans les bureaux, où je retrouvais ma mère après l’école, j’entendais parler français tous les jours. » D’où son bilinguisme, et peut-être aussi son intérêt pour la nature, la mer et son empathie envers les oiseaux victimes de la marée noire. Par ailleurs, le logo de la compagnie inclut trois paires de jambes d’oiseau, une référence au nom donné initialement à la Company SBB, à savoir : Birdland. Le père de Stefanie n’est autre qu’Edward Bland, un musicien de jazz reconnu et l’auteur et réalisateur du film documentaire « The Cry of Jazz » (1959), reconnu comme une œuvre fondamentale dans l’analyse des racines et des finesses de la culture jazz. A son père décédé en 2013, SBB dédia sa pièce Patient(ce) créée en 2015. Aujourd’hui Stefanie est elle-même mère de deux enfants, un fils de six mois et une fille de six ans, et partage sa vie avec Jean Claude Dhien, un photographe qui n’est pas seulement français, mais tout autant une vedette dans son métier qui « travaille pour Le Monde, Le Figaro, Vogue et autres et fait énormément de photos de célébrités ».
Thomas Hahn* pour DanseAujourdhui, 14 mai 2019

Crédits photo du portrait à la Une © Laurent Paillier

Thomas Hahn est Critique de danse pour dansercanalhistorique.fr

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Germe de Stefanie Batten Bland avec Jennifer Payan©Sally Cohn

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