Tragédie par Olivier Dubois : la critique de Philippe Verrièle

La danse sait quelle puissance recèle la seule marche et la force dramatique qui s’en dégage.

Tout est déjà là quand Isabelle Kürzi – également interprète remarquable de Diverrès- sort d’entre les arches de pierre du cloître. La pièce d’Olivier Dubois commence a peine, la musique n’est alors qu’un sourd grondement pulsif, la lumière nimbe tout juste le corps nu avançant crânement vers le public… Marche affirmée, arrêt, retour. Depuis Steps in the street (1936) de Martha Graham, la danse sait quelle puissance recèle la seule marche et la force dramatique qui s’en dégage. Isabelle Kürzi marche. Par agglomération, sur les bases d’une composition rigoureuse, par groupes qui se répondent, les dix-sept autres interprètes rejoignent cette marche obstinément orientée vers le public. Non pas d’une marche de mannequin s’affichant dans le défilé, pas de la déambulation du flâneur tchékhovien qui fait comprendre qu’il s’interroge sur sa place au monde : une marche de danseur qui marche. Il marche et il est donc incontestable qu’il est. La nudité dont ne se dépareront pas les interprètes durant l’heure et demie de Tragédie tient de cet apurement dramaturgique affirmé par la marche. Ils sont avec ce corps comme destin, sans autre détermination sociale (celle que l’on aurait pu chercher dans un costume, quel qu’il ait été) que d’être là, danseur. 

Quand le sens de la marche change enfin, devenant parallèle au front de scène, la pièce entre dans une nouvelle phase. C’est le groupe qui prime et non l’individu. Le groupe qui s’énerve, qui se divise selon les sexes, qui s’attroupe par défi. Et pourtant toujours s’impose la présence de l’individu que l’on repère à ces petites particularités du corps, à la stature, à un détail : une identité réduite au charnel, mais dès lors irréfragable. Ne reste plus que la transe pour évaluer cette identité que rien n’altère.

Même dans la transe, ils ne cessent pourtant d’être eux-mêmes.

Olivier Dubois sait depuis son Révolution (2009) que la répétition absolue et sans merci du mouvement pousse les corps hors d’eux-mêmes et crée une tension presque insupportable. Alors ordonnancés sur le plateau, tantôt au sol arc-boutés, tantôt debout, toujours fouaillés du même tremblement irrépressible sur une musique (François Caffenne) qui a gagné à coup de rage une puissance écrasante, ils sont là, les dix-huit, qui mettent en jeu leur présence. Même dans la transe, ils ne cessent pourtant d’être eux-mêmes. L’identité résiste jusqu’à ce traitement. Les cheveux collent désormais au visage que l’effort défait, la sueur perle, macule le tapis de danse malgré la fraîcheur de la nuit, l’implacable mouvement de la transe collective ne laisse aucun espace à l’individu et pourtant c’est l’individu que l’on repère. La puissance de la relation créer par la marche initiale, cette connivence qui est particulière à la danse nous a rendu ces lutteurs si proches que même dans ce groupe confus que le rythme agite, ils sont toujours l’assemblé de ces solitaires qui toisaient au début de la pièce. A la fin, il en reste une qui sort à son tour après qu’on les a tous vu revenir de la transe et sortir, en marchant…

Tragédie tenait du pari. Depuis ces premières pièces comme Pour tout l’or du monde (2006), Olivier Dubois questionne l’identité. Son sujet n’est que le que suis-je ? On ne s’échappe jamais de soi-même et c’est sans doute la Tragédie humaine. Mais il fallait des interprètes hors du commun pour assumer cette interrogation sans échappatoire multipliée par dix-huit. Le succès est d’avoir su partager cet enjeu. 
 
Philippe Verrièle, Critique de danse
Cloître des Carmes, dans le cadre du Festival d’Avignon 2012

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