Ancien interprète de William Forsythe, le Japonais Yasutake Shimaji a développé un style très personnel en tant que chorégraphe. Venu à la danse par la culture Hip Hop, il cultive néanmoins des liens avec les arts de la scène traditionnels du Japon. En créant un duo chorégraphique avec une star nippone du rap, Arika, il réussit une synthèse de culture dite urbaine, de Nô et de danse contemporaine (à la Maison de la Culture du Japon à Paris les 13 et 14 mars 2020). Auparavant, Shimaji fut un membre fondateur de la célèbre compagnie contemporaine japonaise Noism et interprète dans la compagnie de William Forsythe. Mais il créa aussi un duo avec une ancienne danseuse étoile du Ballet National du Japon. Autant dire que dans son ouverture sur tous les univers, ce jeune artiste quadragénaire est assez imprévisible.
Découvrir Yasutake Shimaji à la MCJP à Paris – 13 et 14 mars 2020
Yasutake Shimaji a touché à tout, ou presque. Étudiant, il s’est mis au trekking pour se sentir complice avec la nature. Il a fait du karaté et a pratiqué le théâtre, au département d’art dramatique de l’Université de Nihon. Mais se sentant mieux en travaillant seul, il a dévié vers les arts plastiques. Au cours de ses études, il s’est également mis au Kabuki et au Kyogen, cet art du burlesque selon les codes traditionnels qui fait le lien entre les actes dramatiques du Nô. Ses grands-parents étaient par ailleurs des maîtres du Shigin, un art traditionnel de la poésie chantée. « Cette technique vocale particulière a bercé mon enfance », se souvient-il (1). Et avant de rejoindre la compagnie de William Forsythe à Francfort, en Allemagne, il est allé étudier le Nô avec le maître Reijiro Tsumura de l’école Kanzé, l’une des plus importantes, pour chercher en lui-même une fusion entre le théâtre Nô qu’il définit par ses «mouvements minimaux » (2), l’extraversion des danses urbaines et l’abstraction de la danse contemporaine.
En scène avec une vedette du rap
Son duo Arika avec le rappeur Roy Tamaki est un exemple parfait de cette envie de communiquer. Créé en 2016, ce spectacle insolite et très contemporain se déroule sur une piste de danse qui peut autant évoquer les défilés de mode que le pont d’une scène traditionnelle de Nô. Yasutake Shimaji admire cet artiste de la voix et du rythme qui a déjà travaillé avec Ryuichi Sakamoto, voyant dans l’art vocal de Tamaki des similarités avec sa propre danse: « Je décline un mouvement et le développe »(2). Autre similitude: « Roy Tamaki est un rappeur qui n’arrive pas à vivre cloisonné dans son propre domaine, un peu comme moi. Il collabore avec d’autres milieux visuels. »(2) Dans Arika, la rencontre entre la danse contemporaine et le rap se déroule sur une passerelle entre deux îlots, symboles de l’inconnu qui nous effraye et nous attire en même temps. Avec cette conclusion: «Le fait de pratiquer une autre discipline sur scène, c’est une occasion de constater qu’elles ne peuvent pas fusionner. Mais elles peuvent s’inspirer mutuellement et élargir l’univers de chacune. »(2)
Une adolescence rebelle
C’est à l’âge de quatorze ans que Yasutake est tombé dans les cultures urbaines : la danse Hip Hop et la musique noire. Il raconte: « J’ai commencé la street dance en 1990 quand je vivais à Saitama, à côté de Tokyo. On dansait dans la cuisine de l’école pendant les pauses et après les cours. Les collégiens n’étaient pas nombreux à pratiquer la street dance autour de nous mais on sentait un engouement général pour cette danse au Japon. Un jour, nous avons participé à un événement à Tokyo. On s’est retrouvés entourés de jeunes de notre âge, hyper branchés, portant des vêtements américains. On était sous le choc. »(1) Ringardisés, mais pas découragés. Et il a vu du pays. « Ma famille déménageait souvent pour le travail de mon père. J’ai vécu à Mié, Aichi, Gifu et à Saitama. Ça m’a donné la capacité de m’adapter rapidement à n’importe quel lieu et de donner l’impression que je me sens bien partout. »(1) Aujourd’hui, il l’exprime ainsi: « Le fait de se cramponner à quelque chose n’est pas un avantage pour la vie. » Soul, funk et rap l’ont donc accompagné depuis l’adolescence, contre, bien sûr, une légère résistance de la part de ses parents qui auraient sans doute souhaité élever un fils plus conforme aux normes de la bonne société: « J’enregistrais de la black music sur des cassettes et tentais de les écouter dans la voiture lors de nos déplacements. Ils réagissaient en grimaçant. Je me rappelle qu’ils acceptaient de m’acheter des baskets et des vêtements larges quand ce n’était pas trop excessif. Par contre, ma parka verte a été immédiatement jetée. Ce que je retiens aujourd’hui, c’est qu’ils étaient plutôt positifs à ce que j’aie quelque chose qui me passionne. »(1)
Au-delà des frontières, les mots
Aujourd’hui, Yasutake Shimaji franchit aisément les frontières de la danse. En tant que chorégraphe il a entamé en 2019, en résidence parisienne à Chaillot – Théâtre National de la Danse et en coopération avecle Japonismes 2018, une création basée sur des onomatopées, dans la recherche de résonances entre le geste dansé et une sorte de musique faite de phonèmes. L’art du Shigin de ses grands-parents serait-il pour quelque chose dans son intérêt pour le dialogue entre le corps et la parole?
Découvrir Yasutake Shimaji à la MCJP à Paris
Au-delà des mots, le corps
La pièce sur laquelle il avait commencé à travailler à Chaillot, un trio masculin, était aussi inspirée d’un roman de Kenji Miyazawa. Car même pour lui, les mots ne sont pas toujours un matériau abstrait: « Ce que j’apprécie chez les hommes, c’est qu’on ait besoin d’illusions et de fiction et qu’on continue à en créer », dit-il. D’où son désir de revenir régulièrement à la danse pure: « Après avoir créé Arika en 2016, j’ai eu une envie folle de créer une pièce pour le ballet, de me plonger dans un univers purement chorégraphique. »(2) Ce qu’il avait déjà fait en 2013, avec Hana Sakai, ancienne danseuse étoile du National Ballet of Japan. Dans leur duo Altneu (allemand pour Vieux/nouveau) se croisent la danse contemporaine et la danse classique. On pourrait même dire, avec lui, que le corps est intemporel: « Je considère que le corps fait partie des éléments de la Nature, c’est pourquoi j’ai du respect et de la peur vis-à-vis du corps. Nous vivons dans un corps qui est le résultat de l’histoire de l’évolution. Je considère que le meilleur maître de notre danse est notre corps même. »(1)
Du Hip Hop à Forsythe
Il va sans dire que le chorégraphe montant qu’il est actuellement, a d’abord travaillé comme interprète pour d’autres compagnies. Tout est parti du Hip Hop et des arts martiaux, bases véritables de son travail de danseur: « En passant par le break et le new jack swing, je suis allé vers la house et dansait des pas très complexes. Parallèlement à la danse, j’ai aimé ce qui est lié au Hip Hop: la mode et la black musique comme Naughty by Nature ou Black Sheep. Au lycée, j’ai pratiqué du karaté et participais aux tournois. Et dans ce club, je montrais à mes camarades des phrases gestuelles de karaté que j’inventais. Maintenant que j’y pense, c’était un peu de la danse aussi. »(2) Après des années de Hip Hop dansé dans la rue et une pratique de la danse contemporaine dans un cadre universitaire, il participe en 2004 à la création de la compagnie Noism, une référence clé de la danse contemporaine au Japon, dirigée par Jo Kanamori qui avait dansé pour le Nederlands Dans Theater (NDT). Aujourd’hui, Shimaji est le dépositaire d’un style et d’une méthode de création inspirés de William Forsythe. Le travail avec ce chorégraphe de renommée mondiale, de 2006 à 2015, a été son expérience déterminante, la plus stable et la plus durable. Et on sait que les danseurs de cette compagnie, quand ils deviennent chorégraphes, se distinguent par une rigueur et une précision tout à fait exceptionnelles dans l’écriture pour le corps et le plateau. Mais aussi étonnant que ce soit, sa rencontre avec Forsythe est passée par le Hip Hop: « J’ai vu une vidéo quand j’étais étudiant. Bill dansait sur une musique Hip Hop. Je ne sais pas si c’était improvisé… C’était une vraie claque. C’est à ce moment que j’ai été attiré par la danse contemporaine en Europe. »(2)
Révélations européennes
L’expérience de la vie en Allemagne et les tournées en Europe lui ont révélé d’autres façons d’aborder la danse et la vie en général: « Quand j’ai tourné en Allemagne avec le Ballet des Etoiles du Japon – où je dansais de la danse contemporaine parmi des danseurs classiques – j’ai eu l’occasion de visiter le studio du Ballet de Francfort. C’était un univers totalement inconnu pour moi. En assistant à leur répétition, où ils plaisantaient entre eux et jouaient simplement, je me demandais même s’ils étaient encore en pause. »(2) Cet univers le fascinait et il se présenta à une audition de la compagnie. Avec succès. Aussi a-t-il pu prendre la mesure du sérieux derrière la première impression et livre aujourd’hui son regard sur les Européens: « J’ai senti que les gens vivent pleinement leur vie, incluant leur quotidien. J’ai trouvé beaucoup de maturité dans leur indépendance. J’ai découvert une culture où il fallait s’affirmer et s’exprimer. Je me suis senti petit à vouloir être modeste. Lors des répétitions à The Forsythe Compagnie, j’ai osé montrer des mouvements que je n’avais jamais dansés en public et que je croyais devoir éviter de montrer. Mais ils les appréciaient. C’était une agréable surprise. »(1)
Cette expérience au sein de la danse contemporaine occidentale est la source, directement et indirectement du duo Arika qu’il présente à Paris: « Après ces années intenses en Europe, je n’arrivais pas à créer tout de suite une pièce avec d’autres danseurs. Un ami m’a présenté le rappeur Roy Tamaki. J’ai été impressionné de voir comment sa pensée tourne rapidement lors de ses concerts. »(2)
Thomas Hahn pour DanseAujourdhui, 26 février 2020
Thomas Hahn est Critique de danse pour dansercanalhistorique.fr
(1) Propos recueillis par Thomas Hahn, traduits par Aya Soejima, Maison de la Culture du Japon à Paris.
(2) Propos recueillis par Aya Soejima, Maison de la Culture du Japon à Paris.
Découvrir Yasutake Shimaji 13-14 mars 2020 à la MCJP à Paris
crédits photo © Laurent Paillier
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