Zeitung a été créé en 2008 sur un concept d’Anne Teresa De Keermaeker et d’Alain Franco.
(Entretien rapporté par le Théâtre de la Ville)
Dans cet entretien, mené en janvier 2008 avec les 2 créateurs, émergent 2 questions en apparence différentes. Anne Teresa De Keersmaeker, en quête de simplicité et des composantes essentielles de la chorégraphie, a choisi expressément, dans cette production, de faire la part belle à l’improvisation. Le questionnement d’Alain Franco est plutôt d’ordre historique et porte, à travers la confrontation entre Bach d’un côté, Schönberg et Webern de l’autre, sur l’évolution de l’harmonie dans la pensée occidentale.
ATDK : Dans ce spectacle, j’ai voulu revenir à l’essence, à la simplicité du corps dans la danse : le corps comme 2 spirales s’enroulant autour d’un axe central vertical. Le matériau est en grande partie basé là-dessus.Le corps comme énergie matérialisée, comme manifestation de principes universels. J’ai toujours puisé beaucoup d’inspiration dans la géométrie, par exemple, dans l’abstraction absolue de certaines lois, qui feront contraste avec la présence physique bien concrète des 9 danseurs, chacun ayant sa corporalité propre. Tous ces corps sont porteurs d’expériences personnelles, à partir desquelles nous générons du matériau qui est à son tour converti en écriture, en chorégraphie écrite. Pas seulement par moi, mais aussi par les danseurs, et une partie du vocabulaire chorégraphique est un apport de David Hernandez. Mais il reste tout de même une large part pour l’improvisation dans la version finale du spectacle.
AF : En fin de compte, le matériau écrit est proche du matériau utilisé dans les improvisations, car tous 2 proviennent de la même source. Seules l’énergie, l’intention des danseurs sont différentes. L’écriture nourrit l’improvisation et inversement. C’est une composante que l’on retrouve aussi dans la musique sérielle ou le free jazz : il est souvent très difficile de faire la distinction entre Cecil Taylor, par exemple, pionnier du free jazz, et Stockhausen, qui notait sa musique avec une grande précision. Il n’y a pas de ligne de partage stricte entre improvisation et écriture.
ATDK : Mais il importe que les moments d’improvisation restent articulés. De ce point de vue, c fut intéressant de pouvoir travailler 2 semaines, pendant les répétitions, avec la chorégraphe Deborah Hay, parce que son approche est totalement opposée à la mienne. J’ai toujours été extrêmement attentive à l’organisation stratégique de l’énergie dans le temps et dans l’espace, tandis qu’elle se concentre surtout sur la perception du mouvement. Ce qui est crucial, ce n’est pas tant la prise de décisions concrètes et ciblées que les choix possibles. L’ego, aussi, en tant que point de référence, le Je qui occupe la place centrale sur scène.
Je m’intéresse au corps comme ensemble de millions de cellules qui s’organisent suivant des lois déterminées. Et surtout à la question : quelles sont les lois, quels sont les schémas qui se dégagent ? Les figures éternelles et immuables qui surgissent sont-elles statiques ou soumises à toutes sortes de modifications, (je cite ici Patricia De Martelaere) un « comme une formule mathématique détermine la progression d’une fonction, ou comme des rapports numériques expriment les fréquences vibratoires des instruments de musique ? Suivant l’idée pythagoricienne de l’’harmonie des sphères’, mais aussi les théories contemporaines supposant que l’univers pourrait être né d’une vibration sonore déterminée (supercordes), on pourrait dire que toute chose existante, d’une chaise à une planète, serait une réalisation d’une ‘fréquence intrinsèque’ et qu’elle pourrait être représentée par un nombre ou un rapport numérique qui traduit sa manière propre de se mouvoir dans une ‘forme primitive’ ».
AF : Sur le plan musical, le choix de Bach, Schönberg et Webern s’inscrit sur une ligne historique. Nous partons de la tonalité, que nous plaçons en regard de la réponse historique : la perfection de ce système est soumise à un examen, qui met sa structure en évidence. Webern accomplit un parcours « en ruban de Möbius », qui le conduit de la tradition mélodique du romantisme à la forme pure pour revenir à « une » Renaissance. Ces recherches sur la structure, sur le noyau du système, ne débouchent pas finalement sur un noyau, mais sur la présence pure. Dans cette optique, on pourrait voir en Schönberg le maillon reliant Bach à Webern, parce qu’il aspire à trouver un avenir à l’harmonie, sans abandonner son passé. Webern a continué à développer beaucoup de ses principes. Le jeu entre ces différentes périodes rend ce questionnement sur l’harmonie et la structure palpable.
ATDK : Nous travaillons aussi sur le contraste entre le « premier » Webern et le Webern « tardif », sur l’évolution du romantisme du XIXe siècle vers un geste cristallisé, abstrait.
AF : Dans le romantisme, le Je est central, mais chez Webern, et plus tard aussi chez Cage, d’ailleurs, une autre question fait son apparition. Si tant est qu’il y a quelque chose comme un Je, de quoi est-il fait ? Pour Cage, le Je de l’artiste n’est pas le Moi, mais tout ce qui est disponible. Pour Webern, le Je est celui qui rend les choses visibles (comme Klee l’a dit de la nature de l’art). Alors que pour Bach, il n’y a qu’un Je, qui reflète une intention de Dieu.
C’est important, parce que dès qu’on se pose la question du noyau du système, on est en quête d’une finalité, d’un but. Webern a vécu à une époque douloureuse pour l’Occident, une période de désenchantement. L’art, à ce moment-là, n’a plus rien à faire de l’exubérance, de l’exaltation et du pittoresque. Cette finalité n’est donc pas une constante, c’est une conception de l’art qui est maintenue artificiellement en vie.
Au fil du temps, on voit apparaître une aspiration à plus de transparence. Un tournant important, dans ce contexte, est l’époque des Lumières, lorsqu’on commence à appliquer l’instrument de l’analyse. Un autre moment important est celui où l’on se rend compte que ce grand mystère des choses, ce noyau caché de l’univers, n’existe peut-être pas du tout. C’est une découverte douloureuse. Et la ligne historique de Bach à Webern est un des échos de ces péripéties.
ATDK : Nous utilisons dans ce spectacle la fugue à six voix de Bach orchestrée par Webern en 1936. En soi, Webern n’a rien changé à la fugue, mais il fonde son orchestration sur le principe des timbres de Schönberg : il distribue la ligne mélodique sur plusieurs instruments, créant de cette manière diverses nuances qui produisent chacune une intensité spécifique. On arrive ainsi, étonnamment, à une plus grande unité par plus de fragmentation.
AF : Webern suscite de cette façon une sensation de perspective, comme si la caméra passait d’un gros plan à un plan en buste. Cette sensation de spatialité, de profondeur, est essentielle dans son œuvre. Ce dont il s’agit, chez lui, ce n’est pas de principes purement structurels, mais d’une mise en perspective, de la création d’un tableau imaginaire. Cela fait naître un sentiment de perturbation de l’espace dans un mon de plus en plus marqué parla haute technologie. Les constituants du monde deviennent visibles, et ils sont montrés dans l’art, comme résultat d’un travail de recherche et pas de tel ou tel choix subjectif. C’est là que s’achève la trajectoire de l’harmonie occidentale et que l’on bascule dans le monde d’aujourd’hui, celui de la microscopie et du numérique.
ATDK : Cette recherche et en même temps cet abandon de l’harmonie ont également joué un rôle extrêmement important pour moi dans la conception de ce spectacle. Musique et chorégraphie ont en fait vu le jour indépendamment l’une de l’autre, avant d’être peu à peu mises en concordance. Leur conjonction fait parfois vaciller l’harmonie.
AF : Dans Zeitung, l’harmonie entre la musique et la danse ne naît pas de la similitude ou d’un parallélisme, elle surgit plutôt par instants de leur rencontre. C’est comme dans le problème qu’on vous soumettait parfois à l’école primaire : le train A part à tel moment de la gare X à telle ou telle vitesse, et en même temps le train B part de la gare Y, etc. Où se croiseront-ils ? Danse et musique partent elles aussi de lieux différents, et c’est dans l’élan préalable à la rencontre que s’épanouissent les conditions de l’harmonie.
ATDK : C’est en tout cas une tout autre approche que pour le spectacle Toccata, par exemple, où j’avais déjà travaillé sur Bach. Là, l’écriture était alignée note à note sur la partition. Ici, il s’agit davantage d’une intersection, d’un décalage potentiel. C’est un point délicat pour moi. Je suis, comme Webern d’ailleurs, quelqu’un qui aime enfiler de grosses chaussures pour aller marcher en montagne. Mais ici, cela ressemble plus à de la marche sur un glacier : on ne sait pas où sont les crevasses. C’est excitant mais dangereux, aussi : si on tombe, on tombe de haut. Mais rien n’est plus beau que d’être là-haut.
Propos recueillis par Elke Van Campenhout (2008)
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